Avec «Les Plumées», redécouvrez le matrimoine français
Depuis deux ans, une jolie collection est disponible chez Talents Hauts. Celle-ci est autant destinée aux adultes qu’aux adolescent-e-s et souhaite réhabiliter le matrimoine de la littérature française. Justine Haré, éditrice roman et responsable de cette collection, a accepté de nous en dire plus.
Depuis deux ans, une jolie collection est disponible chez Talents Hauts. Celle-ci est autant destinée aux adultes qu’aux adolescent-e-s et souhaite réhabiliter le matrimoine de la littérature française. Justine Haré, éditrice roman et responsable de cette collection, a accepté de nous en dire plus.
Margaux Cardis: En quelques mots, pouvez-vous me décrire Talents Hauts et sa ligne éditoriale?
Justine Haré: Talents Hauts est une maison d’édition créée en 2005 qui se consacre à la littérature de jeunesse. Elle a pour ligne éditoriale la lutte contre tous types de discriminations. Au départ, nous souhaitions publier des textes qui véhiculent un message d’égalité entre les filles et les garçons, entre les femmes et les hommes. Au fil du temps, notre catalogue s’est ouvert plus largement aux questions de représentation des autres discriminations. Il nous paraît essentiel que tout le monde puisse se reconnaître dans nos publications. Donc, notre ligne éditoriale s’attèle également à rendre visible les questions de racisme et d’eugénisme, via des albums, des romans illustrés et des romans pour adolescent-e-s et, depuis deux ans, pour adultes avec la collection «Les Plumées». Cette collection propose des écrits classiques afin de mettre en avant des autrices invisibilisées dans l’Histoire.
D’où vient le nom «Les Plumées»?
Ce n’est jamais un exercice facile de trouver un nom pour une collection. Nous cherchions un nom qui renvoie à la fois à l’activité littéraire – les autrices sont toutes des femmes de lettres à la plume singulière – et qui sous-entende que ces femmes ont été dépouillées de leur histoire, de leur nom et de leur postérité. Après un remue-méninge, le nom «Plumées» a émergé et a semblé rejoindre tous nos objectifs, à la fois le côté littéraire de la plume et le côté vol subi par ces femmes.
Comment est venue l’idée de créer cette collection?
Laurence Faron, la directrice de la maison, notre équipe et moi y réfléchissions depuis un moment. Nous avions constaté un manque de représentation des autrices de notre matrimoine, notamment dans les programmes scolaires, mais aussi dans les librairies et dans les bibliothèques. C’est aussi parti d’un constat personnel: aucune d’entre nous chez Talents Hauts, alors que nous sommes des éditrices, des grandes lectrices et féministes, n’était capable de citer dix noms d’autrices classiques du matrimoine, en dehors de Colette, la Comtesse de Ségur, Madame de Staël et quelques autres. Nous tournions autour du concept en nous demandant: est-ce parce qu’il n’y a pas eu d’autrices que nous ne pouvons pas les citer? Ou est-ce parce que nous ne les connaissons pas? Nous avons alors commencé à chercher et avons trouvé tout un continent inconnu d’autrices! Les femmes ont écrit de tout temps. Elles ont toujours été publiées, parfois avec plus de difficultés, mais il y a toujours eu des romans, du théâtre écrit par des femmes, de la poésie. Pour une maison comme la nôtre, tournée vers la jeunesse et féministe, mettre ces autrices en avant nous semblait une évidence.
Revenons sur le terme «matrimoine», pourquoi ce mot?
Notre maison d’édition et notre collection sont assez militantes. Utiliser le mot «matrimoine» l’est aussi, puisque c’est rendre visible une réalité par les mots, comme pour «autrice» qui est devenu courant à force de l’utiliser. Nous n’avons pas inventé le mot «matrimoine». Il était utilisé au Moyen Âge, mais a été effacé durant la période moderne. Le «matrimoine» signifiait alors ce que la femme amenait dans le mariage, comme le mot patrimoine qui renvoie aux biens de chacun et de chacune. Aujourd’hui, quand on entend «patrimoine», on pense à ce que nos pères nous ont légué. Parler de «matrimoine», c’est reconnaître ce que nos mères, elles aussi, nous lèguent.
Toutes les couvertures jouent sur les taches d’encre, que souhaitez-vous transmettre via cette image?
Concernant les couvertures, nous voulions que les livres fassent envie. Les classiques n’ont pas souvent une couverture attrayante et moderne. Florie Briand, notre graphiste, a rapidement proposé de jouer avec des taches d’encre. Elles se déclinent facilement, et surtout, évoquent la littérature de façon très transparente.
À quelle tranche d’âge destinez-vous ces textes?
Notre première idée était de destiner cette collection aux adolescent-e-s. Nous avions vraiment envie, comme depuis le début avec Talents Hauts, d’agir auprès des plus jeunes, pour qu’ils-elles se construisent avec des modèles différents. Nous souhaitions montrer aux adolescent-e-s que les femmes écrivent depuis toujours. Par la suite, nous nous sommes rendu compte que, pour les libraires en jeunesse, la collection était difficile à vendre et même à placer dans leurs rayons. Tous les libraires ont un rayon classique dans le secteur jeunesse, mais ils ne savaient pas trop comment s’approprier cette collection. La décision a donc été prise de la placer en adultes. De plus, les adolescent-e-s passent souvent du rayon ado au rayon adulte, alors que les adultes ne font pas souvent le chemin inverse. C’est un choix stratégique.
À titre personnel, je pense que tous les livres peuvent être lus par des adolescent-e-s. Comme tous les classiques, les textes de la collection «Les Plumées» n’étaient pas écrits initialement pour la jeunesse, mais pour les adultes. Prenons Zola, par exemple, il ne ciblait pas expressément les adolescent-e-s, mais en devenant un classique, Zola a été intégré aux programmes scolaires. Les adolescent-e-s le lisent au collège ou au lycée. Idéalement, nous souhaiterions que «Les Plumées» fassent le même trajet.
Comment avez-vous choisi les ouvrages? Quels critères de sélection avez-vous établis pour le choix de tel ou tel livre?
Au début, nous n’avions pas vraiment de critères, tout un univers s’est ouvert à nous. Nous procédions un peu au hasard, lisant de tout. Maintenant, nous avons d’autres approches. Nous savons ce qui a mieux fonctionné, ce qui nous plaît le plus et ce qui a davantage de chance de plaire au public. Nous sommes aussi très ouvertes au niveau du genre. Au départ, nous ne savions pas trop: devions-nous sortir du roman? Par la suite, c’est devenu une évidence. En littérature, il n’existe pas un seul genre. Les femmes se sont emparées aussi bien de la poésie que du théâtre et de bien d’autres genres encore.
Un autre critère est de choisir des autrices qui ont côtoyé des personnalités ou auteurs que le public connaît, cela permet d’autant mieux de montrer qu’elles ont été éclipsées par ces derniers. Par exemple, Françoise Pascal a vécu et écrit Le vieillard amoureux à la même période qu’un certain Molière. À une toute autre époque, Julia Daudet a complètement été occultée par son mari, Alphonse Daudet que tout le monde connaît. Pourquoi existe-t-il un Daudet que tout le monde connaît et une Daudet que tout le monde a oubliée? «Les Plumées» invite à ouvrir les yeux sur cette réalité littéraire.
Les textes en vieux français sont la seule limite que nous nous posons, parce que dans ce cas-là, il nous faudrait passer par une traduction, ce qui compliquerait le travail. Nous faisons aussi attention à ne pas créer une concurrence entre nos livres et évitons les redondances. Par exemple, les femmes ont souvent écrit sur des sujets importants pour elles, des sujets qu’elles connaissaient et auxquels on les cantonnait, comme le mariage, la famille, etc. Malgré l’intérêt de ces textes, il n’est pas souhaitable que nous publiions plus d’un ou deux livres sur ces thèmes dans la collection.
Votre choix est-il influencé par l’actualité?
C’est vrai que certains sujets entrent en résonnance avec l’actualité, mais ce n’est ni un critère de recherches ni de sélection. Après, le hasard fait bien les choses, par exemple dans le cas de Violette. Ce texte, publié l’année dernière et écrit par Marceline Desbordes-Valmore, retrace la vie de Marguerite de Navarre. Or, il s’avère que cette année, Marguerite de Navarre est au programme de l’agrégation de lettres. C’est une heureuse coïncidence.
À quel point les préfaces sont-elles importantes pour vous? Comment choisissez-vous les préfacier et préfacières?
Les préfaces sont extrêmement importantes. Elles permettent de contextualiser un texte dans son époque et de mieux comprendre les autrices et leur texte. Il s’agit aussi de donner un coup de projecteur sur les autrices. Renée Dunan, par exemple, était une star! Tout le monde la connaissait et on lui a volé ses œuvres alors qu’elle était toujours vivante. Les préfaces montrent que ces autrices ne sortent pas de nulle part.
Nous avons certains critères en ce qui concerne le choix des préfaciers et préfacières. Ces derniers et dernières légitiment aussi les textes de la collection. Nous pouvons choisir des spécialistes de l’époque ou de l’autrice comme Bernard-Marie Garreau, biographe et grand connaisseur de Marguerite Audoux et de son œuvre.
Un autre critère peut être l’engagement des préfacier-ières pour la visibilisation des femmes et du matrimoine comme c’est le cas de Titiou Lecoq ou de Michelle Perrot, historienne pionnière dans le domaine de l’Histoire des femmes. Cette dernière a été sollicitée pour la préface d’Opinion d'une femme sur les femmes de Fanny Raoul, permettant ainsi d’avoir un point de vue engagé et actuel sur ce texte. C’est également le cas d’Éric Dussert, qui a préfacé Les naufragés de la Méduse de Charlotte-Adélaïde Dard. Il travaille à la BNF et a publié le livre sur le sujet, Cachées par la forêt, qui recense les femmes autrices oubliées.
Avez-vous procédé à des adaptations au niveau des textes? Si oui, pour quelle raison?
Nous avons procédé à quelques adaptations au niveau orthographique et en ce qui concerne la ponctuation. Celle-ci a vu ses usages beaucoup évoluer au fil du temps. Certains textes nous paraissaient peu lisibles, parce qu’ils étaient truffés de points-virgules par exemple. En dehors de cela, nous avons essayé de garder la matière intacte. Par deux fois, la décision a été prise de couper un texte, ce qui a d’ailleurs été signalé. Dans La Belle et la Bête, le texte était trop long. Une partie du texte, très descriptive, moins intéressante et plus complexe, a été coupée. Le deuxième cas est celui du Jardin du bonheur. Le premier chapitre traitait des liens coloniaux entre l’Angleterre et l’Inde, ralentissant vraiment l’entrée dans le récit. Pour les autres textes, rien n’a été changé.
Quels sont les prochains textes à rejoindre votre collection?
La première année, nous avons publié douze titres en douze mois, afin de montrer qu’il y avait beaucoup de matière. Mais il est impossible, pour Talents Hauts, de continuer à ce rythme. Nous avons désormais un rythme de publication de deux à trois titres par an, pour continuer à nourrir la collection.
Au mois de novembre paraît La femme auteur de Félicité de Genlis, daté de 1802 et préfacé par Titiou Lecoq. Félicité de Genlis a été la nourrice de Louis XVIII. Elle a un parcours assez intéressant et c’est la première fois qu’un auteur ou une autrice met en scène une femme qui écrit, qui publie et qui va subir les foudres de son entourage et de la critique à cause de son succès. C’est également ce qui est arrivé à Félicité de Genlis qui a connu un grand succès lors de la publication de ses premières œuvres et une fois le succès arrivé, les critiques masculines l’ont descendue en flèche. On lui a dit qu’elle aurait mieux fait de rester à sa place.
Quel est votre coup de cœur?
Je crois que c’est Marie-Claire de Marguerite Audoux. Ce texte est absolument génial! Il a été un des trois premiers récits publiés. J’ai étudié Zola presque toute ma scolarité mais j’aurais tellement aimé étudier la littérature réaliste avec Marguerite Audoux et Marie-Claire. L’action de Marie-Claire se passe dans le milieu paysan de la fin du XIXe siècle. C’est un roman fortement autobiographie: Marguerite Audoux a été abandonnée, elle a grandi à l’orphelinat avant d’être envoyée comme bergère à la campagne. Elle était quasiment analphabète, elle a écrit de façon phonétique et à la fin de sa vie, à cause de ses travaux de couturière, elle ne voyait presque plus. Elle a eu un parcours incroyable et c’était d’autant plus motivant de la remettre sur le devant de la scène, qu’elle n’aurait d’ailleurs jamais dû quitter!