Au bout du pinceau,
pour 3 objectifs,
une seule couleur
prise dans une illustration,
de la complexité du choix qu'a dû faire l'illustrateur
pour décider de sa teinte définitive ?
Devant les problèmes que rencontraient certains illustrateurs que j'ai eu en formation, à passer à la mise en couleur de leur dessin, j'ai pu déceler trois catégories importantes donnant chacune une approche, une conception particulière, posant des problèmes bien différents sur la couleur.
Trois objectifs différents pour décider d'une seule teinte !
Je me suis aussi aperçu que l'illustrateur confirmé n'est pas forcément conscient des domaines qu'il a activés ; quelquefois il les pressent, et souvent même, il ne s'en préoccupe absolument pas, surtout s'il agit à l'instinct. Cela n'empêche pas ces catégories d'exister. Je les ai nommées à partir de leurs sources, et leur ai donné le nom que j'avais déjà utilisé dans un petit livre pour la jeunesse sur la couleur, paru chez Gallimard*, pour rester cohérent avec cette édition.
Le premier domaine est celui des couleurs qui s'imposent de «l'extérieur». :
Elles appartiennent aux sujets dessinés. Ce sont les couleurs naturelles, réalistes, conventionnelles, codées. Celles en tous cas qui identifient les choses, les objets et les êtres vivants dont les couleurs sont particulières, précises (la salamandre noire et jaune, le feuillage vert, l'arc en ciel irisé ... ), sont dans un répertoire ( la peau, ocre-rose, ocre jaune, ocre rouge ...), sont imposées (les codes couleur des drapeaux, des uniformes, de la signalisation, des jeux...).
Ces couleurs se représentent sous deux aspects : par réalisme ou par convention. Par réalisme par exemple, pour un feuillage, un illustrateur, excellent observateur, saura trouver la symphonie des couleurs de la réalité, les oranges, rouges, violets dont le résultat optique sera un vert (tels les impressionnistes ), alors que par convention, un autre, soucieux de faire lire bien et rapidement les éléments de son image, ne s'attardera pas sur les nuances de vert mais proposera un vert convenu, voire stéréotypé pour tout le feuillage (ainsi, les couleurs d'Hergé ) Chaque aspect a son intérêt, ses valeurs, son charme.
Ces couleurs réalistes, conventionnelles vont être représentées par l'illustrateur dès lors qu'il désire que ses scènes fassent vrai, qu'elles soient vivantes. En donnant l'illusion de le réalité, elles plongent le lecteur dans une histoire crédible puisqu'il y retrouve ses repères colorés.
J'ai appelées ces venues de l'extérieur, les couleurs-dictées.
Elles sont conformes aux référents.
La deuxième catégorie est inversement les couleurs qui viennent de «l'intérieur».
Autrement dit, celles que l'illustrateur aime, choisit, celles qui le désignent, le caractérisent.
C'est sa palette picturale, esthétique, sensible, personnelle. Elle est instinctive ou construite par la culture amassée. Elle traduit chez l'illustrateur sa conscience de peintre, de décorateur, de designer, d'esthète. Elles dépendent de sa sensibilité, de sa culture, de ses goûts, de son envie d'exister, d'apporter sa «patte» dans ses dessins.
Je les ai appelées les couleurs-plaisir.
Les illustrateurs n'en ont pas tous la même approche.
Si pour certains, qui n'ont pas de grande sensibilité à la couleur, elles peuvent même ne pas exister du tout, chez d'autres ces couleurs sont importantes, essentielles. L'illustrateur va alors tenter de placer ses gammes, sa palette, tant que le sujet le permet, quitte même à le transformer un peu...
C'est là qu'il peut y avoir problème. Ces couleurs très personnelles ne font pas forcément bon ménage avec les couleurs-dictées. Comment placer une salamandre noire et jaune vif, un drapeau bleu blanc rouge, un panneau de stop rouge dans une scène alors que l'on a horreur du mélange que cela donne ? Soit l'illustrateur impose un filtre personnel à toutes ces teintes, «tire» chaque couleur pour la plier à une gamme plus personnelle, soit il se réfugie dans les parties de l'image où il peut se lâcher : les habits, les décors... Voilà un des grincements rencontrés dans la mise en couleur.
Souvent laissée un peu de côté, assez peu abordée, la troisième catégorie :
Celle des couleurs nées de la science de la scène, du langage de l'image.
Celles qui renforcent la lecture. Elles savent mettre en valeur, en avant, en retrait ;
elles donnent une hiérarchie de lecture en exploitant tous les effets de l'éclairage, exactement comme on le ferait sur une scène de théâtre, dans un film.
Il ne faut pas oublier que si l'illustrateur n'a pas de projecteur, il a la couleur. Il traduit l'éclairage par des tons plus ou moins marqués. Il ne faut pas mésestimer la force de ces effets, dès lors que l'illustrateur désire valoriser un sujet, induire une lecture particulière, aussi pour aussi donner une ambiance, une atmosphère singulière.
Ce sont les couleurs construites, nées d'une réflexion, liées au langage de l'image.
Il me semble important pour cette catégorie de couleurs que l'illustrateur aie une sérieuse culture graphique, photographique, cinématographique, pour savoir tirer parti des effets que les couleurs permettent.
Faute de trouver un terme plus approprié, je les ai appelé les couleurs-éclairage (qu'on pourrait appeler couleurs-langage).
Prenons cet exemple d'une scène (1) assez uniforme. Si je décide de faire porter une attention particulière sur le personnage au foulard jaune, je vais rechercher des effets qui vont le distinguer.
En voici deux, diamétralement opposés.
en (2) j'éclaire le sujet et je mets tous les autres personnages dans des teintes sombres, sourdes.
j'ai créé un effet de spot qui convient à ce que je cherche. En (3), je vais jouer sur la force des couleurs : je fonce les couleurs du personnage central, et je délave les reste de la scène. Le résultat est semblable. Entre ces deux solutions, je choisirai celle qui convient le mieux au récit.
Revenons à la mise en couleur, à l'illustrateur devant sa planche.
Là où il risque de rencontrer une complexité, une difficulté voire un conflit, c'est dans la recherche de la couleur qui réponde à deux des approches, ou aux trois à la fois.
Il est quasiment obligé de composer... ou d'imposer son monde coloré. Ce sera surtout vrai pour les illustrateurs sensibles à la couleur, pour ceux qui ont une palette de peintre, de décorateur, de designer. Ceux pour qui les couleurs dictées font grincer les dents. Si les couleurs-dictées et les couleurs-plaisir risquent de ne pas faire bon ménage, la solution peut se trouver dans la dernière approche : les couleurs-éclairage : un «filtre coloré» peut marier des couleurs qui jurent l'une par rapport à l'autre.
Une remarque sur la lecture de ces trois catégories de couleur.
Couleurs-dictées. Le lecteur des couleurs réalistes, conventionnelles et codées comprendra que la scène est voulue «vraie», parce qu'il va retrouver les repères dans la vie qui l'entoure. Il aura devant lui une scène qu'il trouvera crédible.
Couleurs plaisir. Le lecteur d'une image où la palette personnelle de l'illustrateur est présente et forte aura devant lui l'illustrateur et sa manière, son style, sa personnalité. Il décèlera que la scène est proposée par quelqu'un, il appréciera, ou non cette proposition, selon son sens esthétique. Couleurs-éclairage. Le lecteur prendra en compte les teintes de cette catégorie encore différemment. Il ne les regardera pas telles qu'elles sont, il les décodera. Ainsi un drapeau blanc flottant à moitié dans l'ombre ne sera pas perçu comme étant fait de nombreux gris, mais blanc pur. Le cerveau du lecteur «corrigera» toutes les teintes de l'éclairage pour restituer au sujet ce qui lui semble être les «vraies» couleur...
Ainsi, le lecteur devant une image va naviguer ainsi entre la perception du réél, l'appréciation esthétique et le décodage des «vraies» couleurs...
Pendant que j'écrivais cette rubrique, je reçois le catalogue de l'exposition «suite américaine» que fait Etienne Délessert en Suisse**. En le feuilletant, je me rends compte qu'il me donne la chute de ma rubrique. Etienne Délessert est parmi tous les illustrateurs que je connais, celui qui intègre les trois approches de la couleur, au plus haut niveau chacune. Ses images exploitent les couleurs naturelles (c'est vrai qu'il est malin et chercher des sujets bien colorés, chez les animaux, il aime les arcs en ciel ...), ensuite sa palette personnelle s'impose toujours et surtout ses mises en valeur, son sens de «l'éclairage» y sont remarquables. Il possède l'oeil du photographe de studio, du cameraman, du cinéaste, du graphiste.
Appréciez dans cette image d'Etienne Délessert les couleurs naturelles, sa palette, et surtout la mise en valeur des tous les personnages, sur fond blanc. Le drapeau américain que l'on voit dans l'oreille de l'âne est bien perçu comme l'est le drapeau américain : blanc, bleu, rouge. Pourtant regardez bien, il n'y a pas de blanc (mais une sorte de gris) il n'y a pas de rouge, mais un rouge brun foncé, ni de bleu mais une couleur très sombre, bleutée, presque noire. Ces couleurs sont «corrigées» par le lecteur, qui les pense plutôt qu'il ne les voit. Ensuite ce lecteur les apprécie pour ce qu'elles sont, dans la palette colorée de l'illustrateur.
Je n'ai rien à rajouter. L'image a parlé.
J'ai trouvé dans les couleurs des images d'Etienne Délessert, les trois fils que j'ai tenté de démêler dans cette rubrique.
Claude Lapointe
* Les secrets de l'image, 1981, Gallimard
** Etienne Délessert «Suite américaine»
exposition rétrospective au Château de Saint-Maurice (Suisse)
du 7 mai au 30 octobre 2011