Aria di Bologna...
Mais si l’on commençait – c’est presque une tradition en ce qui concerne Bologne, tant ils sont impressionnants – par citer quelques chiffres ?
C’était la 48ème fois que Bologne faisait la fête au livre (Fiera del libro per Ragazzi), du 28 au 31 mars dernier ; 48ème édition d’un événement qui est tout simplement incontournable dans le milieu de la littérature pour la jeunesse. Car c’est là que se croisent plus de 1 200 exposants, venus de 65 pays et de tous les continents. C’est là que les droits s’échangent, se négocient, que les contacts se font, que les curiosités s’agitent. Et si le quartier de la Foire est pris d’assaut dès 9 heures du matin – l’année dernière, près de 4 800 visiteurs ont été dénombrés – c’est toute la ville qui vit à l’heure du livre de jeunesse pendant ces quelques jours.
Le capitaine israélien et l’éditeur chinois
Les éditeurs présents à la Fiera ont un programme chargé ; ainsi Francine Bouchet, la directrice des éditions La Joie de lire, me confiait-elle avoir eu, au cours de ces quatre jours, près d’une centaine de rendez-vous. A ses yeux, Bologne est une obligation incontournable, tout comme l’est le Salon de Francfort : les liens professionnels se resserrent, des relations d’amitié parfois aussi se tissent au long des années.
Avec ses collaboratrices, elles étudient les dossiers que les illustrateurs présentent - ils sont nombreux à faire la queue devant les stands des éditeurs à qui ils souhaitent soumettre leur travail - mais il faut aussi fureter à droite et à gauche, à la recherche d’une pépite, d’un coup de coeur susceptible d’être acheté, et puis il y a les rencontres avec les autres éditeurs, afin de négocier des droits. « Une abondance de contacts » indispensable aux yeux de l’éditrice genevoise.
Pour ceux qui ne vendent ni n’achètent des droits, la Foire de Bologne, c’est surtout l’occasion de prendre le pouls de l’édition mondiale : déambuler parmi les stands, mesurer les différences culturelles, mais aussi voir les ponts, les échanges, les passages. C’est aussi feuilleter des ouvrages au hasard, et par hasard tomber sur une discussion improbable : un homme d’un certain âge déjà s’assied face à un jeune éditeur asiatique et engage la conversation, leur anglais diffère quelque peu par moments, mais l’éditeur comprend tout de même qu’il a en face de lui un ancien capitaine de bateau israélien qui s’est découvert un don pour l’écriture de romans. Je ne sais pas ce qu’il advint de cette rencontre, je ne pouvais pas indéfiniment laisser traîner mon oreille en feuilletant les aventures d’un ourson et de sa maman apparemment en grand danger sur la banquise, mais j’ai pensé que la courtoisie de l’éditeur et la passion du capitaine donnaient une belle image des rencontres possibles à Bologne, et qui sait si un jour le roman ne paraîtra pas – en chinois, en espagnol ou en hébreu ?
Des expositions de qualité
La Foire de Bologne, ce sont aussi des expositions de qualité, avec la traditionnelle « Mostra degli illustratori » qui accueille depuis 1967 les oeuvres d’artistes confirmés aussi bien que d’artistes débutants ; provenant du monde entier, cette sélection permet de se sentir au coeur de « ce qui se fait », et peut-être de ce qui va se faire, prochainement, dans ce domaine. Cette année, la participation fut exceptionnelle, puisque 2 836 artistes, originaires de 58 pays, ont envoyé leurs oeuvres ; un jury international a retenu 76 candidats, dont les travaux sont exposés, et que l’on peut retrouver dans l’« Illustrators annual », catalogue magnifiquement édité qui propose, en plus d’une reproduction des oeuvres, une brève présentation bio - et bibliographique des artistes. La couverture était signée Jutta Bauer, distinguée l’année dernière, pour son travail d’illustratrice, par le prix Hans Christian Andersen.
Autre catalogue remarquable, l’«Illustrarium, ou Contemporary Lithuanian Book Illustration », qui permet de revoir les oeuvres exposées par le pays invité d’honneur de la Foire cette année, la Lituanie. L’accrochage ludique proposé (les images se découvraient au gré d’un mur blanc, derrière des volets de bois) mettait en évidence une grande richesse de styles, une impressionnante diversité : les 32 artistes sélectionnés représentaient trois générations, donc autant de vécus, en particulier politiques, sociologiques ; autant de techniques aussi, d’approches, de sensibilités.
Des prix très attendus
C’est aussi le lieu où l’on remet des prix parmi les plus prestigieux de la littérature pour la jeunesse : si le prix Andersen ne figurait pas au programme car il est attribué tous les deux ans, en revanche le « Astrid Lindgren Memorial Award » est lui chaque année au rendez-vous. C’est dans le cadre du Café des illustrateurs que l’annonce du vainqueur fut faite. Des membres du comité étaient présents, de même que l’heureuse élue de l’année dernière, Kitty Crowther (et c’était beau de voir passer sur son visage à nouveau les intenses émotions ressenties alors), et c’est un écran qui a permis à l’assemblée de suivre, en direct de Stockholm, l’annonce du vainqueur. Shaun Tan, jeune auteur-illustrateur né en 1974 et vivant à Perth, en Australie, a été choisi parmi 175 candidats venant de 62 pays. Shaun Tan a illustré plus d’une vingtaine d’ouvrages, traduits en une bonne dizaine de langues. En français, on peut découvrir à ce jour Contes de la banlieue lointaine et L’Arbre rouge, chez Gallimard jeunesse.
Autres prix très attendus dans la profession, les « Bologna Ragazzi Awards » ; si tous les livres couronnés sont aisément visibles sur le site de la Foire (www.bolognachildrensbookfair.com), on notera en particulier, dans le domaine francophone, le prix dans la catégorie « Fiction » attribué aux Fables d’Esope, adaptées par Jean-Philippe Mogenet et illustrées par Jean-François Martin (Milan) ; ainsi qu’une belle mention pour Hyacinthe et Rose de François Morel, avec des peintures de Martin Jarrie, aux éditions Thierry Magnier. Dans la catégorie « Opera prima », c’est Monsieur cent têtes de Ghislaine Herbéra chez MeMo qui remporte la palme, tandis que Diapason, de Laëtitia Devernay à La Joie de lire, se voit attribuer une mention. A propos de ce dernier album, j’ai demandé à Francine Bouchet si le fait d’avoir reçu une mention à Bologne provoque une curiosité immédiate de la part des autres éditeurs. « Auprès du public, l’impact est faible, mais effectivement la mention "place" une maison dans la profession et met le projecteur sur nous au moment de la Foire pour les éditeurs qui ne nous connaîtraient pas encore et pour les illustrateurs qui viennent montrer leur dossier. »
On le voit, la littérature de jeunesse française continue d’être fidèle à sa réputation d’exigence ; elle est novatrice, peu formatée, audacieuse. Chaque année, Bologne couronne un ou plusieurs titres de maisons françaises – ou francophones. Cela suscite-t-il un intérêt particulier de la part des autres pays, des autres continents ? Ou y a-t-il des barrières infranchissables ? Ecoutons à nouveau Francine Bouchet : « Il est vrai qu'il y a quelques années encore, j'entendais les éditeurs étrangers me dire parfois en refusant mes projets: "trop français !", parce que trop audacieux, particulièrement dans l'image. Certains styles ont su s'imposer depuis. Mais restons conscients qu'on trouve de l'audace chez de nombreux éditeurs dans le monde entier, il suffit de chercher. Il n'y a pas de barrières infranchissables, mais il faut savoir convaincre et faire preuve de beaucoup de patience.»
Quand deux bouchers se rencontrent, de quoi parlent-ils ?
On le disait plus haut, la Foire de Bologne est un événement qui essaime dans toute la ville.
Ainsi j’ai pu assister, dans une salle ronde construite au milieu d’un parc, à un atelier d’Hervé Tullet, qui a lu ses livres à de petits Italiens pas plus que lui dérangés par l’absence de connaissance de la langue de l’autre ! Et au moment où il a déroulé des mètres et des mètres de long papier blanc, future toile pour artistes en herbe, au moment où il a distribué peinture et pinceaux, les enfants se sont lancés dans l’aventure avec un enthousiasme, un sérieux et un intérêt fascinants.
Au coeur de la ville, sur la Piazza Maggiore, le splendide Palazzo d’Accursio proposait une exposition de Nikolaus Heidelbach : « Quasi solo. Disegni per tutti. » Des originaux de livres du grand illustrateur allemand, qui permettaient d’admirer le travail minutieux, formidablement exigeant de cet artiste qui peut profondément choquer, car il propose de terrifiants miroirs, en particulier aux adultes, car il n’a de cesse de bousculer les esprits et les consciences – fussent-elles bonnes. On aimerait disposer de plus de traductions françaises de ces ouvrages importants. A noter qu’on pouvait aussi écouter Nikolaus Heidelbach au Café des illustrateurs, qui propose tout au long de la manifestation des rencontres, des tables rondes, des débats. Mais à cette occasion, l’artiste allemand officiait en tant qu’interviewer, pour sa compatriote Jutta Bauer, ce qui donna lieu en particulier à de savoureux échanges, lorsqu’ils constatèrent qu’il leur semblait être deux bouchers discutant bidoche – et Jutta Bauer de se féliciter, en fin de rencontre, de ce que Heidelbach n’ait pas sorti, au cours de l’entretien, ses grands couteaux !
Et ailleurs dans la ville, dans des palais, des cours intérieures, dans des librairies ou des musées, tant de rencontres, d’expositions, d’ateliers, de lectures, tant de façon de célébrer le livre pour la jeunesse... Comme le dit l’introduction à la brochure qui les répertorie, « Fieri di leggere », Bologne ne connaît pas de crise des idées. Et la proximité orthographique qui lie fierté et foire, dans la langue de Dante, semble porteuse de bien des promesses encore.
Source : Revue Parole, publiée par l'Institut Suisse Jeunesse et Médias
Sylvie Neeman est la rédactrice responsable de la revue Parole, de l’Institut suisse Jeunesse et Médias.