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André Hellé, illustre et inconnu

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Jacques Desse
19 mai 2009


Hellé est l'un des grands noms de l'histoire du livre moderne pour enfants, admiré –voire adoré- par beaucoup, salué par toutes les anthologies, depuis Apollinaire et Carco jusqu'aux plus récentes publiées à travers le monde. On se souvient de la Boite à joujoux, dont Debussy écrivit la musique, et de son Arche de Noé, dont la deuxième version a été rééditée par Circonflexe. Mais Hellé a illustré une bonne cinquantaine de livres, qui ne se rencontrent que chez les libraires d'ancien, quand on a la chance de les trouver. Sans parler de ses affiches, séries de cartes postales, ex-libris et autres documents éphémères...


Grâce aux travaux de Claude-Anne Parmegiani et Annie Renonciat, à l'exposition Livre mon ami et à celle consacrée à Hellé par la Bibliothèque Faidherbe, on connaît son style : un monde ludique et coloré, où les personnages sont des jouets et les jouets des personnages. La naïveté de l'inspiration est sublimée par la géométrie des lignes simplifiées : l'imagerie se fait ici ultra-moderne...


De récentes recherches ont permis d'établir la date de publication de la première version de l'Arche de Noé, sous la houlette du génial imprimeur éditeur Alfred Tolmer : 1911. Cette date est surprenante : nous ne sommes pas dans les années 1930, mais à l'époque de Benjamin Rabier, de Job, de Boutet de Monvel, de Beatrix Potter et de Bécassine...


Les artistes russes n'ont pas encore apporté ce regard nouveau qui allait définitivement rénover le livre d'images. Le singulier modernisme d'André Hellé a 20 ans –et une guerre- d'avance !



André Hellé (vers 1919), seul portrait connu de l'illustrateur à l'âge adulte - Reproduction interdite




Disons tout de suite que, en ce qui concerne le livre d'images c'est la France qui est incontestablement à l'avant-garde. Elle l'est depuis 1912. Quel scandale avait produit Hellé. On cherchait en vain à cet art audacieux un ancêtre a travers la longue et noble lignée des illustrateurs du XIXe siècle. Andre Hellé c'était tout neuf.

On se disait qu'il était bien facile de faire ces animaux "en bois" avec des couleurs unies. Mais ces animaux et personnages qui faisaient penser à des jouets en bois étaient extraordinairement vivants. Dédaignant les détails, Hellé avait saisi le rythme caché et il le traduisait avec une apparente naïveté. En réalité toutes ces images débordaient d'esprit et de finesse et Debussy le comprit, lui qui composa pour "La boite a joujoux" l'exquise musique de ballet que l'on applaudit encore chaque année à l'Opéra-Comique. Hellé a été le courageux précurseur. Il a d'ailleurs continué à créer album après album: "Le tour du monde en 80 pages", "Maman les petits bateaux", les "Douze plus belles fables du monde", etc., etc. On ne saurait dire qu'il a eu des imitateurs ou même des disciples. Mais avec lui le mouvement moderne de peinture est entré dans l'illustration du livre pour enfants, et quand on voit maintenant les livres de Parain, de Tranchant, d'Edy Legrand, de Brunhof, on ne peut se défendre de songer à celui qui fut l'avant-coureur de l'avant-garde, tout seul, avant la guerre, il y a bien longtemps.

Claire Huchet Bishop, French Review, 1936



Mais d'où venait-il ce Hellé ? Il naît de parents pharmaciens à Boissy Saint-Léger, en mars 1871, tandis que Paris est à feu et à sang, et que la France doit céder l'Alsace-Lorraine à l'Allemagne. Il fait un passage à Louis-le-Grand, prend quelques leçons de piano, mais semble surtout s'intéresser au dessin et à ses rêves... Devenu dessinateur et graveur, il commence vers l'âge de 25 ans à publier des dessins signés dans la presse satyrique. Il en réalisera des centaines, dans d'innombrables journaux illustrés, et sa signature ornera souvent la couverture de Fantasio, du Sourire, du Rire… En 1904, c'est la consécration : l'Assiette au beurre lui confie l'illustration d'un numéro complet (consacré au monde de la nuit parisienne...). C'est un honneur que ce jeune homme partage avec Valloton, Rabier, Steinlen, Jossot, Grandjouan, Kupka et Van Dongen...


Cet Hellé comique et satyrique en cache un autre, qui se révèle en cette même année : le Hellé aux grands yeux d'enfant, qui n'aura de cesse de retrouver le monde enchanté des plus simples des jouets, et de nous en faire partager la magie. En 1904, l'hebdomadaire bien nommé La Joie des enfants publie un dessin qui représente une naïve arche de Noé en bois, avec son petit bestiaire d'animaux stylisés. Cette arche originelle, Hellé la déclinera sous toutes les formes : albums, images, jouets en bois, mobilier, et jusqu'à du papier à lettres -le préféré de Chouchou, la fille de Debussy-...



L'Arche de Noé (1911) - Collection Musée du Jouet, Poissy - Reproduction interdite



La création de jouets sera l'une des passions de Hellé : outre l'Arche, il réalise des dizaines de sujets et boites de jouets en bois découpé et peint, d'abord en collaboration avec sa femme, puis en association avec un autre illustrateur, Carlègle. Il crée aussi un amusant jeu de quilles en forme de grenadiers, des poupées en tissu, un jeu alphabétique... Dès 1910, il expose de merveilleuses chambres pour enfants, qui seraient parmi les toutes premières spécifiquement destinées aux petits. Ces ensembles mobiliers comprennent aussi de la vaisselle, des textiles brodés, des frises en papier peint, des panneaux décoratifs… Jouets et mobiliers seront édités ou diffusés par Le Printemps, durant près de 20 ans, en particulier au sein de Primavera, le prestigieux studio de design créé par les grands magasins.

A la fin des années 1920, Hellé fera à nouveau œuvre de pionnier en décorant plusieurs colonies de vacances, écoles ou maternités. Sa collaboration ne se limite pas à quelques cadres sur les murs : à Boyardville, le réfectoire de la Maison heureuse construite par Clément Camus est un moulin tout droit sorti de l'univers d'Hellé ; à Gérardmer, pour la Maison joyeuse, Hellé dessine dans les dortoirs des rébus constructivistes, tandis que le mobilier de Francis Jourdain s'orne de pétulantes vignettes issues de ses livres.


Parallèlement, Hellé multiplie les collaborations avec le monde musical. Son œuvre majeure, la Boite à joujoux, séduit Debussy. Conçue en 1913, elle est créée en 1919, puis reprise par les Ballets suédois, et régulièrement rejouée depuis. En 1925, Hellé en propose une nouvelle version, aux décors et costumes carrément cubistes. L'année précédente, il avait publié un autre chef d'œuvre, Le Petit Elfe ferme l'œil, sur une musique de Florent Schmitt, dont le livret est l'une des plus merveilleuses publications de Tolmer. D'autres œuvres sont moins connues, comme le ballet de marionnettes qu'il écrivit pour son voisin Arthur Honegger. Il illustre aussi de nombreuses partitions, dont celle de l'Enfant et les sortilèges de Ravel et
Colette.

Son œuvre de peintre, dont on connaît bien peu de chose, paraît avoir été principalement

inspirée par le monde du spectacle et de la musique, vue par le petit bout de la lorgnette, comme par un enfant : coulisses, répétitions, spectateurs... Ce qui n'empêchera pas, d'ailleurs, Hellé d'avoir un rôle important dans l'ombre des mouvements artistiques : rapporteur lors de la décisive Exposition des Arts décoratifs de 1925, pilier du Salon des humoristes et du Salon d'automne, dont il présida la section du livre pendant plus de vingt ans...


Lorsqu'éclate la première guerre mondiale, Hellé est au faite de sa créativité. Il s'investit totalement dans l'imagerie guerrière et patriotique, multiplie livres, jouets, cartes postales, images de propagande... On ne peut s'empêcher de penser qu'il vit la guerre comme les enfants la vivent : c'est une sorte de grand combat des petits soldats, où il y a des méchants mais pas de sang. La deuxième guerre mondiale survient à l'heure du déclin : Hellé publie en 1942 ses souvenirs, ou plutôt Les Souvenirs d'un petit garçon, qui s'arrêtent lorsque l'auteur est censé sortir de l'enfance... Hellé disparaît quelques jours après la Noël 1945. Dans la tourmente de la Libération, la mort du vieil illustrateur passe quasiment inaperçue. Trop jeune en 14, trop mûr en 30, trop vieux en 45...


Il nous a laissé une œuvre considérable aujourd'hui invisible (son livre majeur n'est même pas à la Bibliothèque nationale de France !*). La première L'Arche de Noé aura cent ans en 2011. L'occasion, peut-être, de découvrir enfin le monde merveilleux et souvent extraordinairement moderne de ce timide imagier qui se présentait en 1924 comme "auteur de choses diverses concernant l'enfance"...


La Boite à joujoux, 1913 - reproduction interdite



* En revanche il peut être intégralement visionné sur le site de la Library of Congress (Washington) :
http://lcweb2.loc.gov/cgi-bin/ampage?collId=rbc3&fileName=rbc0001_2009holmes0001page.db

Chez les libraires associés - 3 rue Pierre l'Ermite, 75018 Paris (sur rendez-vous) / Marché Dauphine, stand 208-213, 132-140 rue des Rosiers, 93400 Saint-Ouen (samedi, dimanche, lundi). 01 42 57 20 24 - [email protected] - http://chezleslibrairesassocies.blogspot.com

Illus 1 : L'Arche de Noé, Tolmer, 1911