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Alice In Wonderland

Janine Despinette
1 janvier 1990

Le 4 juillet 1862, un professeur de l'Université d'Oxford, Charles Dodgson, raconte une histoire tout en ramant
à trois petites filles à qui il fait faire une promenade en barque sur
la rivière Isis à quelques encablures du Collège où ils habitent tous.

En 1865 il publie cette histoire à compte d'auteur
sous le pseudonyme de Lewis Carroll et sous le titre : Alice in Wonderland.
Avec ce seul livre "pour enfants" il va devenir un auteur mondialement
connu... des adultes.

Histoire d'une oeuvre

L'histoire d'une oeuvre littéraire est souvent intéressante.
Celle d'Alice est même passionnante à suivre particulièrement à
travers ses illustrations et ses illustrateurs. Alice "petite
histoire moralisante" inventée et publiée au 19e siècle pour
un public de petites filles anglaises par un Oxfordien, honorable bien
qu'encore jeune professeur de mathématiques... oeuvre qui fait de page
en page référence pour ces petites filles à d'autres livres de leur littérature
enfantine britannique, avec des personnages empruntés aux nursery rhymes
et des chansons sur les airs à la mode sous le règne de la reine Victoria
.... récit dont les péripéties ont été inventées en improvisation orale
à partir d'enchaînements provoqués par une utilisation malicieuse de "mots
à tiroirs", de "mots portemanteaux", de mots à double sens
spécifiquement anglais et même britannique... Alice se retrouve,
cent ans après, l'une des oeuvres littéraires qui a séduit le plus de gens
d'images qu'ils soient illustrateurs, peintres ou cinéastes et qui a inspiré
les interprétations imagées les plus diverses à des artistes appartenant
à des écoles d'art fort différentes. Traduite en plus de cinquante langues
(dont le braille, le coréen, l'espéranto, l'hindi, le lithuanien, le swahili.
et le thaï pour citer les moins courantes) elle a été illustrée par au
moins deux cent cinquante artistes jusqu'à ce jour.

Interprétations graphiques

11 y a d'abord les anglophones : de
John Tenniel
, l'illustrateur de la première édition de Mac Millan à Anthony
Browne pour la dernière venue chez Walkers (London 1988).
Puis il y a les autres : les latins, les germaniques,
les slaves, les orientaux et les extrême - orientaux.
en France : Nicole Claveloux (Grasset-Ruy-Vidal 1974)
Rico Lins (Hachette livre de poche 1980)
en Espagne Lola Anglada (Mentoza 1928 - Juventud
1971) ;
en Suède Tove Jansson (Bonniers 1966) ;
au Brésil Darcy Penteado (Companhia editora nacinal
1970) ;
en Slovaquie Dusan Kallaï (Mlade Leta 1981) ;
en Russie Kalinovsky (Detskaya literatura Moscou
1977/1980) et Maj Mituric ( Chudozestvennja Litteratura Moscou 1977), -
pour donner quelques exemples significatifs.
Quand on a eu la possibilité comme je l'ai eue en
automne 1983 lors de l'exposition organisée par la B.P.I. au Centre Pompidou
à Paris, d'avoir en main, ensemble toutes ces interprétations graphiques,
on ne peut manquer de s'interroger sur la magie provocative d'un texte
qui peut conduire à une telle multiplicité d'images d'un Personnage qui
n'est après tout qu'une petite fille et à propos d'aventures qui ne sont
que des rêveries d'enfance.

Analyses littéraires et regards
d'artistes

L'oeuvre de Lewis Carroll a été analysée souvent dans
ses aspects littéraires, ses prolongements philosophique, théologique,
psychologique, sociologique par de très éminents exégètes. Les héritiers
des romantiques y trouvent le culte de l'innocence enfantine et de la candeur
d'âme, les scientifiques s'intéressent à la logique des mathématiques du
professeur Dodgson alias Carroll, les sociologues y voient l'analyse des
conflits religieux et des controverses politiques dans les milieux universitaires
que l'auteur fréquentait, les psychanalystes lient les "aventures
d'Alice" aux traumatismes de la naissance, et les surréalistes considèrent
son parcours initiatique comme "un modèle accompli de la trajectoire
des rêves..." Gilles Deleuze dans La logique du sens comme
Jean Gattégno

dans son introduction à sa traduction pour l'édition de la Pléiade ont ouvert la voie à une réflexion
moderne sur l'influence déterminante qu'exercent les lectures d'enfance
et dans le prolongement de leurs travaux nous avons vu apparaître il y
a peu chez nos amis belges une revue littéraire qui ose annoncer la teneur
de ses recherches par son titre même :"Alice"...

Mais nous voyons peu de travaux encore sur le secret
de la fascination qu'exercent le personnage et ses aventures souterraines
sur un artiste, qu'il soit au fait de la célébrité comme Salvador Dali,
ou au début de sa carrière comme Dagmar Berkova, dont l'Alice fut
le dossier de fin d'études aux Beaux Arts de Prague avant de devenir livre
d'art recherché. Est-ce parce que les interrogations et les angoisses d'une
petite fille de sept ans en quête de son identité et de sa place dans la
société, trouvent toujours un écho chez un artiste dont le propre naturel
est de se remettre en question à chaque nouvelle création ou est-ce parce
que dans ce que dit Lewis Carroll un artiste retrouve en fait, ses propres
interrogations de métier : distorsions corporelles, inversions visuelles,
abolition de notion temporelles ou spatiales, télescopages d'expressions
verbales provoquant de nouvelles images mentales. Tout cela est en fait
un imaginaire d'homme d'image.

Lewis Carroll homme d'image

Oui, pour moi, l'analyse d'Alice se révèle passionnante
à découvrir à travers le langage sensible et universel de l'IMAGE parce
que le révérend Dodgson alias Lewis Carroll lui-même est d'abord et avant
tout un homme d'image. Il dessine et il pratique la photographie presque
quotidiennement (ses albums de photographies sont maintenant édités). C'est
avec sa science de photographe tout autant que de logicien que l'auteur
d'Alice a camouflé sous les jeux du non-sens le symbolisme de "cette
partie inachevée de Jeu d'Echecs du rêve" et la laissant dans cet
inachèvement il la laisse ouverte pour les autres, à des interprétations
toujours renouvelables. A commencer par celles du PORTRAIT d'Alice.

Alice jamais décrite

Nous connaissons aujourd'hui, les dessins qui illustrent
le manuscrit d'"Alice's Adventures Under Ground". qu'il offrit
en cadeau de Noël à la petite fille pour laquelle il l'écrivit en 1864.
Ils témoignent d'une originalité de création et d'un avant-gardisme à l'égal
du thème du récit, pour l'époque. Lewis Carroll photographe portraitiste
avisé, personnifie par l'image l'héroïne de son histoire. Elle sera présente
par un regard interrogateur et un sourire avant même que commence le récit,
mais il ne la décrira pas à ses lecteurs. Elle peut être ainsi, éternellement
la même et toujours différente selon le regard porté sur elle. Lewis Carroll
n'en fixera jamais le souvenir par les mots.

"Alice assise sur la berge de la rivière commençait
à être fatiguée de n'avoir rien à faire. Elle avait jeté un coup d'oeil
sur le livre que lisait sa soeur, mais il n'y avait dans ce livre ni images
ni dialogues. Et, pensait Alice, à quoi peut bien servir un livre sans
images ni dialogues. Elle était donc là, en train de réfléchir (dans la
mesure du possible, car la chaleur qui régnait ce jour là, lui engourdissait
un peu l'esprit) si le plaisir de tresser une guirlande de pâquerettes
valait la peine de se lever pour aller les cueillir, quand soudain un lapin
blanc aux yeux roses vint à passer auprès d'elle en courant...."

Espace-IMAGE : c'est ALICE dans sa relation aux choses
et aux êtres
Espace-TEXTE : c'est le regard d'ALICE sur les choses
et les êtres et sur elle-même que Lewis Carroll tente d'exprimer.

Comme avec son appareil photographique, dans la recherche
illustrative de son récit il s'attache surtout à représenter son héroïne
en situation :

ALICE curieuse, ALICE en pleurs, ALICE en discussion
avec le lapin, la souris, le chien, la chenille, le chat, le pigeon avec
les rois et reines des jeux de cartes, avec les pions de l'échiquier, ALICE
dans ses métamorphoses : petite à outrance, grande à outrance. Mais toujours
impliquée dans l'action ou spectatrice. Et quelle que soit la taille de
l'image ou quelle que soit la place réservée dans la page à cette image,
Lewis Carroll focalise l'attention du lecteur sur le regard de son héroïne,
et ce regard étrangement fixé vers un ailleurs, que le lecteur ne voit
pas, est si provocateur d'interrogations pour lui qu'il le reconduit au
texte pour mieux lire.

Lectures d'artistes

Les artistes plus que nous, depuis cent ans, saisissent
cet appel à voir au delà du "visible" et se laissent tenter pour
recréer ce que Carroll ne faisait que suggérer mais que les yeux d'ALICE,
c'est à dire les yeux de l'enfance, semblaient voir.

Dans Visages d'Alice,
Christiane Clerc expliquait que dans son contexte où la réalité photographique et la fiction imagée
étaient mêlées intimement, comparer les illustrations et les documents
reflets de vie, lire les commentaires amenait: à mettre en évidence éclairante
des approches culturelles et des concepts d'éducation contrastés. On peut
dire qu'apparaissait aussi un extraordinaire mouvement d'appropriation
et de pérennité d'une oeuvre à travers des jeux d'équivalence visuelle
évoluant de génération en génération et de Pays en Pays sur un échiquier
du rêve devenu planétaire. On s'apercevait vite aussi de la nécessité d'une
connotation graphique liée à l'environnement géographique des lecteurs
à travers les traductions et les rééditions. Il est certain que la force
d'Alice se fonde sur le glissement interprétatif dans sa connotation
sociologique et topographique liée au style d'un illustrateur plus qu'aux
stéréotypes soi-disant universels de certains studios de cinéma.

Dans la conception visuelle et la réalisation d'"Alice's
Adventures Under Ground" on sait que Lewis Carroll avait tenu à assumer
la marginalité littéraire de publication pour enfants que cette production
impliquait. Mais en 1996 on peut affirmer aussi qu'ainsi il ouvrait la
voie à des générations d'artistes qui, forts de sa réussite spectaculaire
osent développer en professionnels des arts graphiques, un type nouveau
de livres où l'image prend sa place à la limite possible de synergie avec
un texte.

Et dans cette confrontation des portraits d'Alice,
il apparaîtra vite évident également que par ses choix, l'artiste illustrateur
qui tend à une recherche graphique et scénique esthétiquement valable aux
yeux des lecteurs d'une génération , co-signe l'oeuvre et en renouvelle
la lecture par cette génération.