De délicieux enfants
L'avis de Ricochet
Les contes merveilleux semblent être pour Flore Vesco une source inépuisable d’enchantement. Voilà que dans ce dernier opus, elle s’attaque à deux morceaux de choix : Le Petit Poucet, mais aussi, fort habilement amené, Hansel et Gretel. Perrault et les frères Grimm n’ont qu’à bien se tenir !
Une maisonnette au fond des bois, une famille unie et heureuse, une marraine qui distribue les dons, et aussi la forêt profonde, la disette, l’hiver qui n’en finit pas : tout y est. Mais c’est un vrai chamboule-tout que cette version-là ! Avec la verve qui la caractérise, l’autrice féconde et pleine de malice réinvente l’histoire qui fait pleurer dans les chaumières depuis quatre cents ans. Comme la marraine qu’elle imagine, l’autrice arrache, enfourne, mâche et avale les pages d’un conte convenu, pour se livrer à une entreprise de démolition organisée, et pour, à partir des ruines, reconstruire en miroir une tout autre aventure.
« Ça ne vous apprendra rien du tout, qu’à trouiller. »
Mais qui va trouiller cette fois ?
Tout d’abord, le récit de Flore Vesco déconstruit les stéréotypes du conte merveilleux. Celui-ci s’appuie sur un répertoire de caractères, d'archétypes où chacun tient son rôle. Ainsi en va-t-il de l’Ogre, de la Marraine, de la Marâtre… comme de l’Amoureux, ou de la Jeune Fille. Mais l’écrivaine change la donne, et sans avoir l’air de rien, réforme, intervertit, assemble, décale, et prend sûrement un malin plaisir à brouiller les pistes !
Dans ce roman choral, les lectrices et lecteurs entendront la voix d’un père-époux aimant et attentionné, soucieux du bien-être de la famille qu’il a fondée envers et contre tout, luttant contre son propre destin. Celle aussi de son épouse, qui s’est affranchie du sien : fille victime dans une famille et un entourage d’hommes abusifs et violents, qui a fui pour choisir sa vie. C’est une mère nourricière cependant, mais qui, dans sa volonté d’oublier, ou dans l’illusion d’une parfaite protection, a négligé de faire aussi un peu de prévention.
Car là réside le point névralgique du retournement : ce faux bûcheron, cette famille idéale abrite sept enfants, présentés avec un choix lexical à forte connotation genrée, grammaticalement et symboliquement : ce sont de « terribles enfants », de « rudes canailles », « toujours à faire du tapage, à inventer quelque bêtise ». « Ah je n’ai pas élevé des mauviettes ! », se flatte le paternel. Le septième, Tipou, compense sa frêle apparence par un esprit vif.
Pourtant ces enfants deviendront « audacieuses et voraces comme le deviendraient beaucoup de jeunes filles si elles étaient aimées, fortes de leur nombre et de leurs corps solides, et élevées comme de petites sauvages dans la forêt. » Elles sont par ailleurs brunes, douces, et velues, promptes à caresser, palper sans demander, les sept garçons qui toquent une nuit à leur porte : Flore Vesco retourne les stéréotypes de genre, et déplie ces retournements comme un nouveau jeu de cartes. Elle recycle croyances et préjugés dans un récit tout en alternatives, mais inscrit dans une atmosphère d’époque, avec un lexique riche de mots d’autrefois comme de références : les comptines qu’inventent les enfants, formulettes destinées à contrer le sort. Ou le conte de Saint-Nicolas, où la violence, le sang, la chair, percutent l’image parfaite, et l’auréolent d’appréhension.
Alors les filles sont naïves et brusques et les garçons faibles et timorés. Et blonds ! Sournois bien sûr, et prêts à trahir la confiance de leurs hôtes. Poucet, le plus jeune, est toujours le plus futé et les événements qui s’ensuivent sont inévitables. Un basculement s’opère au fil du récit, entraînant les lecteur·rice·s à lire d’un point de vue féministe qui bouscule les schémas de lecture et déboulonne les statues d’auteurs-éducateurs surannés.
Lorsque Tipou et Poucet doivent fuir, le récit prend un autre chemin, suit une autre trace. La conteuse ouvre un tiroir-surprise pour dérouler l’apprentissage des nouveaux Hansel et Gretel chez une marraine-ogresse : conte dans le conte, nouvelle relecture, articulation des motifs quand Poucet découvre une paire de bottes... Un travail de tissage minutieux et horrifique, digne d’une version non expurgée.
La Marraine engraisse Poucet, et révèle à Tipou sa vraie nature, elle dont la bouche à la naissance « s’ornait déjà de perles blanches ». La vieille a un mantra : « Manger, c’est s’approprier », qui n’est pour Tipou qu’une fadaise. Elle se passerait « de manger, si on me laissait, à l’envi, donner et recevoir des baisers. » Et pourtant : assumer l’Ogresse[1] en soi est présenté comme un idéal de revanche pour les femmes qui « ont un héritage de souffrances qui, à lui seul, justifierait qu’elles se mettent toutes à engloutir ceux qui les brident. »
Peut-être les modèles des contes du XVIIe siècle ont-ils fait leur temps ? Peut-être aujourd’hui convient-il d’imaginer d’autres récits, d’autres défis, pour s’extirper d’éternelles représentations qui figent les rôles et les fonctions ? Ces contes revisités par une écrivaine inspirée sont un délice à dévorer, ou bien à déguster lentement pour savourer le goût unique de la révolution, ou du moins pour y réfléchir !
[1] Lire aussi le Dictionnaire des ogresses, de Mo Abbas et Lucile Gautier, éditions Le Port a jauni, 2023.
Présentation par l'éditeur
Depuis des jours, les écuelles sont vides, tout comme les estomacs. Dans leur maison au fond des bois, le père et la mère désespèrent de nourrir leur chère progéniture. Sept bouches voraces. Sept enfants espiègles qui ont déjà bien grandi. Sauf Tipou. Difficile de trouver sa place, quand on en prend si peu… Du haut de ses treize ans, Tipou rêve d’aventure. Cela tombe bien : la forêt noire et profonde cache d’inquiétants mystères. Qui sème ces feuilles et baies sanglantes ? Pour le découvrir il vous suffit, à vos risques et périls, de suivre les traces…