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Excursion guidée en littérature jeunesse

Un compte-rendu de l'ouvrage de recherche Langue(s) et littérature de jeunesse, sous la direction de Britta Benert et Rainier Grutman, Zürich: Lit Verlag, 2019.

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Jean-Michel Adam*
26 mars 2021

La question de la diversité des langues : lien fédérateur entre lecteurs jeunes et adultes (Britta Benert et Rainier Grutman (éds.), Langue(s) et littérature de jeunesse, Zürich, Lit Verlag, coll. « Poétique polyglotte / Poethik polyglott », 2019)

Cet ouvrage collectif, publié dans la très intéressante collection Poétique polyglotte/Poethik polyglott, co-dirigée par les profs. Britta Benert (Université de Strasbourg), Rainier Grutman (Université d’Ottawa) et Ute Heidmann (Université de Lausanne), avec la collaboration de K. Alfons Knauth (Université de Bochum), est d’un grand intérêt pour le domaine de la littérature de jeunesse, mais aussi, plus largement, pour le comparatisme littéraire et la réflexion sur la diversité des langues.

Langue(s) et Littérature de jeunesse, 2019
«Langue(s) et Littérature de jeunesse», Britta Benert et Rainier Grutman (eds.), Zürich: Lit Verlag, 2019

Les études réunies (neuf sont écrites en français, trois en allemand et deux en anglais) portent sur un vaste corpus d’œuvres dans lesquelles une ou plusieurs langues constituent un enjeu littéraire en étant au premier plan du propos, de l’intrigue ou de l’identité des personnages. Les éditeurs se demandent fort justement si «La thématique des langues – dans le cadre d’une prise de conscience (méta)linguistique moderne – peut […] constituer un lien fédérateur entre lecteurs jeunes et adultes» (p. 16). Tous deux répondent positivement à cette interrogation en organisant le volume en trois parties complémentaires. La première est centrée sur l’apprentissage des langues comme apprentissage du monde, la deuxième sur le rapport entre langue(s) et identités, et la troisième sur la question des langues inventées.

Le livre est traversé par la question des difficultés posées par la traduction de ces langues. Ainsi, dans Harry Potter, la Parselmouth des serpents, l’horrible Mermish des êtres aquatiques (Merpeople), le Gobbledegook des Gobelins et la langue des Elfes de maison, mais aussi la traduction des accents des personnages, comme l’accent français de Madame Maxime et de Fleur Delacour, l’accent du sud-ouest de l’Angleterre de Hagrid, l’accent cockney de certains personnages de la saga. Il est aussi question de la langue des chevaux raisonnables, dans la quatrième partie des Gulliver’s Travels de Jonathan Swift (épisode du «Voyage chez les Houyhnhnm»), ainsi que de la langue des gentils géants du Big Friendly Giant de Roald Dahl (dont Mateusz Chmurski étudie les traductions françaises, polonaises et tchèques), sans oublier l’ancrage dans la grammaire de l’anglais du poème Jabberwocky, dont Alice demande à Humpty Dumpty de lui expliquer le sens, dans le très célèbre chapitre VI de Through the looking-glass de Lewis Carroll.

Les études portent sur des langues aussi diverses que l’anglais, l’allemand, le français, le néerlandais, le portugais, le russe, le polonais, le tchèque, le latin et le grec, mais aussi sur les jeux de mots plurilingues qui traversent certains noms étranges de personnages et de lieux, comme dans les aventures de Tintin où transparaît, en filigrane, le dialecte flamant bruxellois (marollien) d’Hergé décrypté pour notre plus grand plaisir par Rainier Grutman.

Les auteurs étudiés sont certes les plus célèbres, ceux dont les œuvres sont devenues de grands classiques de la littérature de jeunesse et de la littérature tout court: Mark Twain et ses Aventures de Huckleberry Finn, Wilhelm Busch et son Max & Moritz, Hergé et J. K. Rowling, mais ces «classiques» sont abordés sous un angle original, particulièrement éclairant et instructif. Il est aussi question de Marie-Aude Murail, avec l’exemple de son très subtil Hollandais sans peine (étude de Britta Benert), de Pef et de son jubilatoire Prince de Motordus, du perroquet de Christian Morgenstern (Der Papagei). On le voit, le parcours est très riche et le fait de placer la(les) langue(s) au centre des questionnements est aussi pertinent du point de vue littéraire que du point de vue de la réflexion sur le langage. En tenant compte de ses spécificités et de ses variations historiques et socio-culturelles, la littérature de jeunesse apparaît ainsi comme un révélateur du fait littéraire comme art du langage.

De grands genres du discours littéraire sont l’objet d’études très approfondies aussi bien dans leurs variations diachroniques (de l’Antiquité à aujourd’hui) que dans la diversité des langues et cultures du monde entier: la fable animalière dans l’article passionnant et très érudit de K. Alfons Knauth, mais aussi les abécédaires – des plus anciens aux plus récents – dans l’étude de Danièle Henky qui démontre magistralement comment ces abécédaires sont certes des outils d’apprentissage d’une langue, mais tout autant des «lieux stratégiques de l’initiation à un ordre social». Étude que prolonge l’article de Monika Schmitz-Emans («Sprache und Sprachen, Buchstaben und Vokabeln in Bewegungsbüchern und Pop-ups») qui, outre une relecture des textes de Walter Benjamin consacrés à la littérature de jeunesse, montre que l’écriture et l’alphabet nourrissent la création artistique depuis le Moyen Âge. Comme le disent les éditeurs de l’ouvrage dans leur présentation de cet article: «Le livre qui met artistiquement en scène lettres et mots crée un espace qui aide le lecteur à entrer dans le monde des lettres d’une ou de plusieurs langue(s)» (p. 3). Julia Bohnengel présente quant à elle le cas d’un très intéressant calendrier plurilingue de la maison d’édition allemande Arche proposant chaque mois, sur un même feuillet, un texte en langue étrangère (souvent un poème) et sa traduction allemande. Superbe expérience de l’altérité et sensibilisation au fil des jours à la diversité linguistique et culturelle. Les autres études touchent à des genres aussi différents que la science-fiction, la féérie, l’autobiographie et le roman, mais aussi le livre-objet, la bande dessinée et, plus largement, à la question du «langage des images dans la littérature pour la jeunesse» (article de Biagio D’Angelo) et des «livres d’images» (article de Gerson Pomari). Cette relation texte/image(s) traverse les ouvrages narratifs et poétiques, les abécédaires, le livre-objet et, bien sûr, la bande dessinée, dont de grands classiques sont convoqués: de Max & Moritz de Wilhelm Busch et Der Struwwelpeter d’Heinrich Hoffmann (dans l’étude de Gerson Pomari), au Sceptre d’Ottokar et L’Oreille cassée d’Hergé, en passant par Mr Wuffles de David Weisner.

Une partie de cette publication est consacrée aux stratégies de contournement de la censure sous la contrainte de régimes totalitaires. Maria Teresa Cortez présente le cas de l’História de Dona Redonda e da sua gente de Virginia de Castro e Almeida. Paru en 1942, dans le contexte du régime fasciste de Salazar (1933-1974), ce livre raconte les rencontres par deux jeunes garçons (un anglais et un allemand qui séjournent au Portugal en pleine seconde guerre mondiale) d’un petit portugais et d’une petite fille noire qui parle «une sorte de portugais», et surtout de Dona Redonda, auteure de contes de fées, et de Dona Maluka, anglaise un peu folle qui refuse de grandir. Maluca veut dire folle en portugais et le k ajouté, absent de la langue portugaise, suffit à produire l’effet d’étrangeté, accentué par les superbes illustrations du dessinateur brésilien moderniste Tomás de Melo. Les stratégies de contournement de la censure stalinienne sont quant à elles examinées à partir du rôle du langage poétique dans la littérature russe pour enfants, entre 1917 et 1935. Elisabeth Kaess part du Conte de ma mère de Marina Tsvetaeva et remonte à Kornei Tchoukowski, «père fondateur», avec Samuel Marchak, de la «poésie russe enfantine», sans oublier les expérimentations linguistiques de Daniil Harms, la vingtaine de textes destinés aux enfants écrits par Vladimir Maïakovski et les albums-poèmes d’Ossip Mandelstam. Pour les futuristes russes, au premier rang desquels Khlebnikov dont Jakobson a beaucoup parlé, l’enfance était considérée comme une source de réflexion sur le langage et sur la poésie. Par ailleurs, la question très actuelle de la migration et de la langue de l’étranger est abordée par Emer O’Sullivan, grande spécialiste du domaine de la littérature de jeunesse. La sensibilisation des jeunes lecteurs à la diversité des langues, au plurilinguisme et aux interférences culturelles apparaît ainsi avec toute son importance socio-culturelle et ses enjeux démocratiques de critique des nationalismes et des totalitarismes.

La richesse informative de cet ouvrage et les qualités de l’édition de l’ensemble et des nombreuses illustrations sont telles qu’on ne peut qu’en recommander la lecture à tous les enseignantes et enseignants, bibliothécaires et parents. On quitte ce livre avec le sentiment d’avoir appris tellement de choses que le linguiste qui signe cette note de lecture en est encore lui-même abasourdi et enthousiaste. On en sort surtout avec une envie de relire ces textes qu’on croyait connaître et d’en découvrir d’autres dont on regrette d’avoir ignoré l’existence jusqu’à maintenant.

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* Prof. Jean-Michel Adam est linguiste, professeur honoraire de l'Université de Lausanne et membre du groupe de recherche en langues et littératures européennes comparées (CLE).


Cet article a initialement été publié dans Colloquium Helveticum. Cahiers suisses de littérature générale et comparée, 49/2020: «L’actif relationnel des langues, littératures et cultures / Das Relationspotential von Sprachen, Literaturen und Kulturen / The Relational Dynamics of Languages, Literatures and Cultures», dirigé par Ute Heidmann et Michel Viegnes, Bielefeld: Aithesis Verlag, pp. 209-211. Nous reproduisons ici le texte de l'article avec l'aimable autorisation des directeurs du numéro.