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Les archives Johanna Spyri et Heidi attireront-elles aussi la curiosité du public romand?

Le 30 mai 2023, une fête était organisée dans les locaux zurichois de l’ISJM (Institut suisse Jeunesse et Médias) pour célébrer l’inscription des archives Johanna Spyri et Heidi dans le registre international «Mémoire du monde» du patrimoine documentaire de l’UNESCO. Une façon pour les responsables de ces archives de présenter la composition de leurs fonds. Et une occasion pour les collaboratrices de l’ISJM Lausanne de réfléchir à ce qui fait l’intérêt de ces archives pour le public romand d'aujourd'hui.

Johanna Spyri
Christelle Wassmer
1 février 2024
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Johanna Spyri (extrait de photographie), Fotostudio J. Ganz, Zürich. (©archives Johanna Spyri, ISJM)

Comme le souligne Priska Bucher, directrice nationale de l’ISJM, l’entrée des archives Johanna Spyri et Heidi à l’UNESCO met en évidence la signification des romans Heidi en tant que bien culturel suisse et phénomène mondial. Au même titre que Pippi Langstrumpf (Fifi Brindacier en français) ou Harry Potter, Heidi compte parmi les personnages de littérature pour enfants les plus connus et populaires internationalement, solidement ancrés dans la mémoire collective. L’inscription au programme «Mémoire du monde» confirme également l’importance de la littérature jeunesse en général. Les archives Johanna Spyri sont – avec les archives Astrid Lindgren et les recueils de contes édités par les frères Grimm – une des rares entrées de ce répertoire mondial relevant du patrimoine littéraire jeunesse. Par ailleurs, cette marque de reconnaissance prouve que Johanna Spyri fait partie des grands auteurs suisses du XIXe siècle. Et il s’agit seulement de la sixième personnalité féminine dont les archives entrent à l’UNESCO! Selon Christiane Lötscher, professeur de littérature à l'ISEK[1], la créatrice de Heidi était une figure conservatrice. Est-ce une raison pour l'ignorer? Quelles découvertes le fonds qui lui est consacré promet-il aux chercheuses et chercheurs des régions latines de Suisse?

Maria Becker, qui s'occupe des archives Johanna Spyri à l'ISJM à Zurich, rappelle que l'autrice de la série de romans Heidi avait ordonné par testament de détruire son héritage. En 1944, des bombardements ont touché le bâtiment où se trouvaient les archives de sa première maison d'édition. Grâce aux legs d'une petite-nièce, Marguerite Paur-Ulrich (1887-1968), et d'un petit-neveu, Theodor Heusser (1886-1975), un fonds lié à son œuvre a pu être constitué. En 1968, Franz Caspar (1916-1977) assurait aux archives Johanna Spyri un statut officiel en créant la Fondation Johanna Spyri à Zurich ainsi que l'Institut suisse du livre pour la jeunesse (ISLJ), devenu par la suite l’ISJM[2]. Ethnologue et auteur de livres pour enfants, Caspar fut directeur de la Fondation Johanna Spyri. Il s’attela à enrichir la collection, notamment en écrivant aux ambassades afin d'obtenir des documents en différentes langues sur l'œuvre de l'écrivaine zurichoise.

Aujourd’hui, les archives Johanna Spyri sont un exceptionnel centre de collecte pour les documents historiques du XIXe siècle, la littérature primaire et secondaire, les objets ou les médias se rapportant à l’autrice et ses romans à succès Heidi Lehr- und Wanderjahre (1880) [Heidi: années d’apprentissage et de pérégrination] et Heidi kann brauchen, was es gelernt hat (1881) [Heidi peut utiliser ce qu'elle a appris]. Avec environ 85 mètres linéaires de matériel et plus de 1000 documents historiques, elles rendent un service important. Elles permettent au public spécialisé d’accéder à Johanna Spyri et à son œuvre, tout en documentant aussi l'histoire de la réception et du retentissement des romans et récits de cette femme de lettres.

L’élément phare des archives Johanna Spyri est une collection unique d’éditions de la suite de romans Heidi, son œuvre la plus connue dans le monde. Ce corpus comprend 300 versions en langue originale, anciennes ou récemment parues dans l’espace germanophone, auxquelles viennent s’ajouter 600 traductions dans plus de 40 langues. Parmi ces dernières figurent de nombreuses éditions françaises, notamment celle de Charles Tritten, qui, après avoir traduit les deux volumes de Heidi en 1933 et 1934, a écrit les suites Heidi jeune fille (1936) ainsi que Heidi et ses enfants (1939). En plus d’héberger le fonds Heidi, les archives Johanna Spyri jouent le rôle d’un centre de collecte pour l'œuvre littéraire de Johanna Spyri dans son ensemble. Elles contiennent la collection presque complète des premières éditions de ses récits et assurent la conservation de 750 autres éditions des diverses œuvres, dont des versions complètes en langue allemande et des traductions françaises comme Kornelli (1940) de Charles Tritten. Au besoin, 500 doublons peuvent être prêtés à des musées ou d'autres institutions pour des expositions.

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Les archives Johanna Spyri possèdent plus de 300 éditions de «Heidi» en langue allemande. Sur la photo : quatre exemplaires du deuxième tome «Heidi kann brauchen, was es gelernt hat», illustré par Rudolf Münger (1923, 1924, 1925 et 1927, Gotha : F. A. Perthes). (©Naomi Wenger / archives Johanna Spyri, ISJM)
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La collection des archives Johanna Spyri contient plus de 600 éditions de «Heidi» en langues étrangères, dans plus de 40 langues. (©Naomi Wenger / archives Johanna Spyri, ISJM)

Le nombre d'ouvrages en français attribués à Johanna Spyri s'élève à environ 80. L’un des plus significatifs est l’exemplaire à couverture bleue que l’éditeur Friedrich Andreas Perthes publie en 1882 sous le titre intitulé Heidi: une histoire pour les enfants et ceux qui les aiment, qui comporte la mention «par J. Spyri. Traduit en français avec l'autorisation de l'auteur». Il s'agit de la première version francophone de Heidis Lehr- und Wanderjahre [Heidi: années d’apprentissage et de pérégrination][3], que l'on doit à une femme appréciée de Johanna Spyri: l'institutrice Camille Vidart (1854-1930). Plusieurs études sont consacrées à cette personnalité haute en couleur de Divonne-les-Bains, qui s'est fortement engagée dans le mouvement féministe[4].

Plus de 1000 documents des archives Johanna Spyri se trouvent au département des manuscrits de la Bibliothèque centrale de Zurich pour des raisons liées à leur préservation, et peuvent être consultés sur demande par tous les usagers. La collection appelée «Johanna Spyri und Familie» [Johanna Spyri et sa famille] est conservée en dépôt et contient un grand nombre de documents: contrats d'édition, manuscrits, ébauches ou illustrations originales célèbres de l'œuvre de Spyri, parmi lesquelles des dessins à l'encre de Chine du peintre suisse Rudolf Münger (1862-1927). Elle se compose principalement de documents manuscrits, surtout des lettres entre Johanna Spyri et les membres de sa famille ou des amis, comme les lettres de Conrad Ferdinand Meyer à Johanna Spyri, la correspondance avec la famille Kappeler, les échanges avec Berta von Orelli-Ziegler ou encore avec la traductrice Camille Vidart. Des legs ultérieurs contiennent des lettres, des documents, des copies et des manuscrits de la famille proche et de l’entourage de Johanna Spyri, entre autres rédigés par son mari Bernhard Spyri, son frère Jakob Christian Heusser, son père Johann Jakob Heusser et surtout sa mère, Meta Heusser, également connue comme poète.

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Les archives Johanna Spyri conservent des poèmes, des ébauches et des fragments de l'autrice. Son manuscrit inédit «Ein stilles Haus» compte 112 pages (autographes, avec corrections). Elles contiennt aussi plus de 200 lettres originales entre Johanna Spyri, les membres de sa famille, ses amis et ses connaissances. En 1887, C. F. Meyer écrit «vous êtes un grand talent, chère amie!» (Kilchberg, 8 décembre 1887). (©Naomi Wenger / archives Johanna Spyri, ISJM)
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Illustrations originales de «Wo Gritlis Kinder hingekommen sind» (1883) et «Gritlis Kinder kommen weiter» [Les enfants de Gritli avancent] (1884) par Rudolf Münger (1862-1929) et l'illustration originale de la couverture de «Heidi» par Rudolf Münger. (©Naomi Wenger / archives Johanna Spyri, ISJM)

Entre 2007 et 2015, la Fondation Johanna Spyri a fait paraître la série Pfarrherren, Dichterinnen, Forscher. Lebenszeugnisse einer Zürcher Familie des 19. Jahrhunderts [Pasteurs, poètes, chercheurs. Témoignages de vie d'une famille zurichoise du XIXe siècle][5], qui présente des lettres et des manuscrits issus des archives de Johanna Spyri. L'un de ces cinq volumes est consacré au thème de l'attachement de l'autrice à la région de Montreux, un autre décrit comment elle s'est peu à peu distanciée de Camille Vidart. Beaucoup de ces documents ont été transcrits et sont disponibles en ligne pour le public[6].

Comme l’avait déjà montré un précédent ouvrage de recherche[7], la correspondance de celle que ses proches appelaient Hanna est révélatrice des épisodes dépressifs qui jalonnent son parcours: Née le 12 juin 1827 sous le nom de Heusser, elle passe une enfance plutôt solitaire près de Hirzel, épouse le secrétaire de mairie Bernhard Spyri, qui mourut en 1884, et voit son fils mourir la même année à l'âge de 29 ans: «Quand elle ne tombe pas dans la mélancolie ou un piétisme exacerbé, Johanna se réfugiait dans la lecture, la musique ou la communion avec la nature», écrit Jean-Michel Wissmer[8]. Ses sautes d'humeur et son combat contre la mélancolie et la douleur de l'âme dans les années précédant la parution du premier roman de la série Heidi en 1880 ont impressionné la spécialiste de la littérature Letizia Bolzani, qui en a tiré des réflexions présentées sous la forme d'une œuvre scénique[9].

La célébration de l’inscription des archives Johanna Spyri et Heidi à l’UNESCO s’est achevée en images, avec la projection d’une série d’illustrations de l’histoire de Heidi par des artistes américaines des années 1910-1920, toutes bien reconnues à leur époque: Maria Louise Kirk, Jessie Willcox Smith, Lizzie Lawson, Anne Andersen, Gertrude Welling et Clara Miller Burd. Après ses explications, l’historienne d’art Anna Lehninger a invité le public à parcourir une petite exposition réalisée pour l’occasion dans les locaux de l’ISJM. Les vitrines donnaient à voir, par exemple, le fac-similé d’un dessin du Bernois Rudolf Münger tiré de Wo Gritli Kinder hingekommen sind [Où sont allés les enfants de Gritli](1883)[10], la première version complète des œuvres de Johanna Spyri, une sélection de traductions de Heidi en plusieurs langues ainsi que l'édition critique de la correspondance de Johanna Spyri avec ses proches, déjà mentionnée.

Comment ce matériel pourrait-il être utilisé pour documenter l'accueil réservé à l'œuvre de Johanna Spyri dans les régions francophones? Quels thèmes pourraient attirer les visiteurs romands aux archives Johanna Spyri à Zurich? L'engagement féministe de la traductrice Camille Vidart et le succès populaire du dessin animé Heidi sur les chaînes de télévision francophones, ont déjà été cités comme points de départ possibles. Mais à l'heure où les familles en quête d'une destination de vacances commencent à se préoccuper de leur empreinte carbone, pourquoi ne pas profiter de la notoriété de l'histoire de Heidi pour leur faire découvrir d'autres romans de Johanna Spyri ayant pour cadre le Valais?

Il en existe au moins deux, qualifiés par l’autrice elle-même de «romans pour jeunes filles». Im Rhonetal  [Dans la vallée du Rhône] met en scène une certaine Hedwig: placée en pension dans une région qu’on imagine être le Chablais (avec vue sur les Dents du Midi et population locale parlant français), elle parvient à sensibiliser son entourage au sort d’une fillette paralysée. Einer vom Hause Lesa [Un descendant de la maison Lesa] est une histoire plus longue, qui se déroule entre Loèche et le col du Simplon. Il y est question d’un jeune homme doué pour la musique mais un peu distrait, que son père envoie travailler sur un alpage. Dans un cas comme dans l’autre, de nombreux éléments rappellent l’histoire de Heidi, ainsi que des aspects de la vie de Johanna Spyri (son fils Bernhard Dietlehm était violoniste). Les lieux mentionnés sont correctement décrits, mais de façon suffisamment générale pour qu’un public étranger y trouve son compte. Ce matériel pourrait-il servir d’inspiration pour un projet de traduction ou de mise en valeur de l’œuvre de Johanna Spyri?

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Outre «Heidi», la collection des archives Johanna Spyri comprend 750 autres livres de l'œuvre complète de l'auteur. Le livre «Im Rhonetal» apparait sur le haut de la pile. (© Naomi Wenger / archives Johanna Spyri, ISJM)

En 1974, les concepteurs de la série Heidi s’étaient permis de jouer sur une spécificité de leur média: «le dessin animé permet d’illustrer particulièrement bien tout ce qui a trait à l’imaginaire. […] Le générique de début montre Heidi allongée dans les nuages et survolant la terre, Heidi sur une balançoire géante volant par-dessus vallées et montagnes avec les oiseaux et Heidi dansant avec Pierre sous une pluie de fleurs. Les nuages (gros coussins blancs et moelleux) sont souvent le départ d’un rêve: revenue à la montagne, Heidi rêve qu’elle retrouve Claire, celle-ci vole à la rencontre de Heidi sur sa chaise roulante avant de se mettre à courir avec elle sur le chemin.»[11]

Cinquante ans plus tard, d'autres rêveries sont-elles possibles? Sans tomber dans le kitsch, existe-t-il des idées fantaisistes qui permettraient de mettre en valeur l'œuvre de Johanna Spyri? Explorer le thème de son lien avec le Valais me semble une bonne option. On pourrait imaginer une présentation de sa correspondance dans le cadre du festival Lettres de Soie (à Mase), une adaptation scénique en collaboration avec la Société des patoisans d'Hérémence, une lecture bilingue à la Fondation Rilke à Sierre, une manifestation à l'occasion des Journées littéraires de Loèche, une soirée de lecture pour les familles à l'écomusée du Simplon ou un concert-lecture en partenariat avec l'association Musikdorf Ernen?

Tous les Romands qui souhaitent en savoir plus sur le parcours méconnu de la créatrice de Heidi sont invités à s'inscrire à une visite guidée des archives de Johanna Spyri au SIKJM (nom de l'ISJM en Suisse alémanique)[12] à Zurich.

Des réécritures contemporaines de Heidi en français

Deux histoires de Heidi, de Ploy et Elmax, La Joie de Lire, 2024

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Couverture de la bande dessinée «Deux histoires de Heidi», de Ploy et Elmax (©La Joie de lire)

Cette bande dessinée, illustrée et scénarisée par Elmax et Ploy, revisite Heidi en deux portraits transgénérationnels du célèbre personnage. Dans le premier portrait, Heidi est née en 2002. En jeune femme un peu perdue, elle retourne à Maienfeld chez son grand-père auquel elle n’a pas rendu visite depuis dix ans. Elle renoue lentement avec le village montagnard dans lequel elle a passé son enfance. Dans le second portrait, Heidi est née en 1940. Sa petite-fille Charlie lui rend visite. Durant son séjour, celle-ci apprend que sa grand-mère a la réputation d’être une sorcière. Mais au fil des rencontres, Charlie découvre qu'Heidi agit pour préserver sa montagne et la nature.

Ces deux histoires aux belles illustrations noir-blanc permettent de cibler des problématiques actuelles, telles que le lien à la nature et l’écologie, tout en revisitant un personnage emblématique et historique de la littérature jeunesse.


[1] Institut d’anthropologie sociale et d’études empiriques sur la/les culture(s) de l’Université de Zurich.
[2] La création de la Ligue suisse pour la littérature jeunesse (LSLJ) remonte à 1954, tandis que l’Institut suisse pour la littérature Jeunesse (ISLJ) a été fondé en 1968. Il s’est vu complété par une section romande en 1978, puis d’une section tessinoise en 2001. À partir de 2002, toutes ces branches ont fusionné pour former l’ISJM. Cf. Loreto Núñez, «L’Institut suisse Jeunesse et Médias – ISJM. Une histoire de complémentarités et diversités», in Revue des Livres Pour Enfants, Nr. 319, p.154-156.
[3] L’exemplaire a été numérisé et peut être consulté sur la plateforme e-rara.ch
[4] Voir Denyse Stockar-Bridel, «Les débuts de Heidi en Suisse romande», Johanna Spyri und ihr Werk – Lesarten, Chronos, Zurich, 2004, p.107-116.
[5] Pfarrherren, Dichterinnen, Forscher. Lebenszeugnisse einer Zürcher Familie des 19. Jahrhunderts, publié par Regine Schindler, Verlag NZZ Libro, Zurich, 2007-2015.
[6] www.pfarrherren.ch
[7] Johanna Spyri und ihr Werk – Lesarten, Chronos Verlag, Zurich, 2004, p.225.
[8] Jean-Michel Wissmer, Heidi: enquête sur un mythe suisse qui a conquis le monde, Éditions Métropolis, Genève, 2012, p.37
[9] Letizia Bolzani, Un autentico ragio di sole, pensées sur Johanna Spyri et Heidi mises en lecture sous forme scénique à l’occasion de la foire de Bologne de 2019 et reprises en français sous le titre Un vrai rayon de soleil, conversation scénique accompagnée en musique par Tommaso Moretti, dans le cadre des Journées AROLE, IDHEAP Lausanne, 19.11.2021.
[10] Les illustrations de Rudolf Münger sont classées aux archives Johanna Spyri sous la cote Hs FA 4aa: J 2. Voir aussi: https://sikjm.ch/forschung-bibliothek/johanna-spyri-archiv/bestand/
[11] Marion Rodriguez Friche, Heidi: étude de l’évolution d’une œuvre par ses adaptations, Mémoire de Master en Littérature pour la jeunesse, sous la direction de Sylvie Servoise, Université du Maine, 2012, p. 43.
[12] https://sikjm.ch/forschung-bibliothek/johanna-spyri-archiv/bestand/

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