Qu’est-ce qui fait un bon livre pour les tout-petits?
Des tout-petits et des livres 4
Des tout-petits et des livres 4
La qualité d’un moment de lecture avec un tout-petit dépend, bien sûr, du livre qu’on aura choisi de lire, mais aussi – et surtout – de la dimension affective liée au partage et à la transmission. Sylviane Rigolet, animatrice lecture et spécialiste de littérature jeunesse, approfondit le sujet dans un article-manifeste à diffuser sans modération.
Encore un article sur des choses basiques?! Basiques, vraiment?
Un professeur de piano s’indignait devant le fait que les conservatoires de musique attribuaient aux élèves débutants, comme enseignants, des jeunes musiciens récemment formés, mais encore sans aucune expérience de l’enseignement. En effet, argumentait-il, une chose est de savoir interpréter, une toute autre est de savoir transmettre, car les très jeunes enfants ont besoin d’apprendre, en parallèle, plein de nouveautés dans tous les domaines: domaines comportemental, postural, socio-affectif et émotionnel, cognitif, concentration, motivation, persévérance, etc. Car la transmission est un art relationnel, fait d’un subtil mélange entre la connaissance de la matière à transmettre, la capacité de tisser des liens entre les différents domaines pour donner du sens à ce savoir à transmettre et une formidable capacité à s’adapter à chaque enfant.
Pour transmettre, il faut nécessairement un vécu sur lequel on a pris du recul, auquel on a réfléchi, en l’intégrant dans les vécus antérieurs pour l’y rattacher. Ainsi, les émotions que ce vécu aura occasionnées permettront de transmettre avec authenticité; de transmettre en montrant de manière concrète comment on peut vaincre les défis, contourner les obstacles, stimuler sa mémoire, comprendre en profondeur…
Celui qui transmet le livre au tout-petit doit également comprendre ces mécanismes complexes qui se mettent en place, très progressivement. L’idéal serait que l’adulte ait lui-même bénéficié d’un rapport intime et précoce avec les livres, car l’enthousiasme, l’authenticité, les liens émotionnels, les souvenirs socio-affectifs en relation avec les livres formeraient alors, pour lui, une conviction, qui déboucherait, de toute évidence, sur le désir impératif et respectueux de l’autre de transmettre cet amour du livre et de sa lecture!
Et dans ces conditions, même si le livre choisi ne réunit pas tous les critères qui en ferait une œuvre de qualité, la relation précoce positive vécue avec les livres saurait compenser ces manquements: l’intuition, l’habitude de manipuler les livres, la façon de les feuilleter, le ton de voix utilisé pour les lire au petit, l’expression du visage en adéquation avec le message lu, bref, le plaisir trouvé dans cette activité sera plus que suffisant pour transmettre l’amour du livre et vivre cette nécessité de le partager!
Car, en effet, ce que l’on aime faire, on aime le partager, le vivre ensemble, là où les mots ne sont pas toujours nécessaires!
Cet article espère pouvoir aider à approfondir le sujet pour ceux qui sont déjà convaincus du bien-fondé de la lecture partagée avec les tout-petits, signaler des éléments de qualité de la transmission du plaisir de lire et d’apprendre et aussi expliquer ce qui fait un «bon» livre pour les tout-petits pour orienter les choix dans cet énorme labyrinthe de publications actuelles.
La lecture offerte en partage
«Je cherche le chemin de ma maison», dit Oktobre.
«Et bien, dit La Nature Sauvage, peut-être as-tu besoin de voir où tu es d’un point de vue différent?»
[…] Avec La Nature Sauvage à ses côtés, Oktobre voit toutes les choses qu’il a déjà vues, mais il les voit différemment.[1]
Quand un adulte propose un livre à un enfant, émerge immédiatement un lien transgénérationnel. Et dans cet acte, il y a bien plus qu’un acte isolé!
Il s’établit alors une dimension incroyablement importante pour le développement global du tout-petit, incluant la disponibilité à partager du temps et une activité particulière, prévue pour cet enfant; incluant aussi l’adaptation au niveau actuel de compréhension du langage de celui-ci, de sa capacité de concentration et incluant également la nécessaire patience pour recommencer encore et encore à lire le même livre!
Partager cette activité signifie que l’adulte privilégie cette présence proche, ce contact ludique de proximité, sans intermédiaires technologiques!
Comme le dit Aude Bertras, logopédiste à Lausanne: «Nous proposons beaucoup de choses d’un point de vue relationnel. Il faut que les parents apprennent à jouer avec leur enfant, à lui lire des histoires, à faire des choses avec lui. Ils doivent redécouvrir le plaisir de l’échange. C’est autant d’activités que l’on perd avec les écrans.»[2]
Ces dires sont appuyés par les commentaires de Yasser Khazaal, professeur à l’Université de Lausanne: «Les interactions avec les enfants du même âge et avec les parents renforcent l’apprentissage. Des problèmes peuvent survenir lorsque le temps d’écran se fait au détriment de cette interactivité.»[3]
Et les mêmes mots ressortent, ici encore, qui sont bien plus que des mots: l’importance des liens relationnels et de l’échange, du jeu et de la lecture partagés, du temps passé «avec» l’autre, en interactivité et la notion de plaisir qui accompagne ces moments privilégiés d’apprentissage.
Quand on parle d’échange, d’interactivité, cela signifie que les membres de cette dyade sont tous deux actifs, intervenants, collaborateurs (= cum-laborare, travailler avec, ensemble), c’est pour cela que le concept de «lecteurs/lectrices-co-auteurs/co-autrices prend tout son sens! Alors, lire à un enfant se transforme en lire avec un enfant.
Lire à deux, pour ensemble créer du sens, un sens qui intègre, dans un nouvel amalgame coconstruit, les sens attribués par l’adulte et par l’enfant au message du livre; c’est alors que ce lire ensemble atteint ainsi son objectif fondamental pour le tout-petit: devenir un sujet actif, participant pleinement à son développement!
Lors de cet échange, l’adulte se disponibilise à suivre le regard ou les pointages du bébé pour les commenter, en nommer les détails illustrés, répondre à ses questions, même si celles-ci ne sont formulées que par des «Hm?» sur un ton interrogatif. Ces commentaires revêtent une importance fondamentale pour l’apprentissage du bébé, car ils témoignent de l’attention conjointe alors vécue, favorisent l’accès à la confiance en soi (vu que l’adulte répond aux doutes/questionnements de l’enfant) et dynamisent le tour de parole, dans cette alternance de silence qui écoute et de parole qui communique…
Ainsi, lire avec le tout-petit inclut le respect du rythme de chacun, l’intérêt partagé sur les aspects qui appellent l’attention de l’un comme de l’autre («Hm?» «Oui, c’est un chiot! Regarde: il a une tache autour de l’œil!»), dans un dialogue qui va s’étoffer, progressivement, de plus de mots, d’un vocabulaire plus spécifique, de phrases plus complexes, de grammaire (morphosyntaxe) plus précise et de toute la compréhension de la langue de l’écrit, très différente de celle du quotidien, fonctionnelle.
Ces commentaires de l’adulte vont également tisser des liens entre les vécus réciproques de l’enfant et de l’adulte et le livre, ce qui va amplifier le message de celui-ci, porteur d’un sens alors plus «personnalisé». Reprenant l’exemple antérieur: «Ce chiot est pareil à celui qu’on a vu dimanche, chez grand-maman, tu te rappelles? Il s’appelait Milou, non? Mais lui, sa tache était blanche et celui-ci, il a une tache noire!»
Les avantages de la lecture précoce pour le développement de l’enfant sont nombreux et de mieux en mieux documentés scientifiquement.
Un effet domino peut être soit positif – comme dans les explications antérieures – soit négatif, comme le souligne Simone Hardt Steffenino, médecin adjointe au Service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent des HUG, à Genève, qui affirme: «Nous voyons progressivement plus d’enfants de 3-4 ans qui ne parlent pas ou très mal et qui sont exposés aux écrans plusieurs heures par jour.»[4]
Elle évoque même la présence d’un «pseudo-langage», que ces enfants ont appris en dehors d’une relation avec une personne réelle. «Ils parlent très peu ou adoptent un langage un peu robotique, à la manière de ce qu’ils voient sur des vidéos», explique-t-elle. «Il peut aussi s’agir de mots qui sont répétés machinalement et sans que les enfants n’en connaissent le sens, ou des mots en anglais, qui n’est pourtant pas la langue de la famille.»[5]
Ces aspects relationnels dans la lecture partagée requièrent donc un certain investissement de temps, une disponibilité corps et âme. En effet, le corps «parle» aux tout-petits bien mieux, plus fort et bien avant les mots entendus! Proximité physique, posture accueillante type «cocooning», ambiance calme, gestes doux, regards attentifs, ton de voix et expression faciale justes, adaptés au message et un livre que l’adulte apprécie, lui en premier!
En effet, on ne peut transmettre pleinement que ce que l’on connaît bien et apprécie: en fait, se respecter pour transmettre mieux, en sincérité, en authenticité d’émotion.
Quelques critères pour choisir les livres
Jusqu’ici, nous n’avons pas encore évoqué les critères pour choisir des livres de qualité!
C’est vrai, mais ces critères sont sans commune mesure avec ceux explicités antérieurement, ceux que l’on ne peut acheter nulle part, ni acquérir avec des diplômes universitaires: la conviction que les échanges ludiques, fréquents, partageant temps et disponibilité affective sont vraiment indispensables au développement harmonieux de l’enfant. La conviction, encore, que la transmission est d’une importance fondamentale non seulement pour la formation d’individus autonomes, tolérants, ouverts sur l’autre et sur le monde, mais qu’elle nous ancre, en tant qu’être enracinés dans une origine venue de nos ancêtres.
Voici quelques critères pour choisir des livres pour les petits et leur en faciliter l’accès, en développant leur plaisir de feuilleter et lire, narration textuelle et narrative visuelle:
- Avoir vous-même un coup de cœur pour le livre!
- Diversifier le plus possible les objets-livres en termes de matière (bois, tissus, carton, plastique, papier, jeux de transparences, etc.), format (tailles et ouvertures, déploiement des pages), thèmes, styles d’illustrations et de graphisme – en se souvenant qu’il y a autant de centres d’intérêt/goûts que de personnes ou presque.
- Choisir, dans un premier temps, des thèmes familiers qui confirment le quotidien réel de l’enfant: activités/jeux, animaux, alimentation, contexte de vie, vêtements par saisons, habitation et son mobilier/objets usuels, types de famille, d’habitudes, d’origine, etc. À ce stade, une intrigue n’est pas encore nécessaire (les imagiers actuels ne se limitent plus à la juxtaposition d’éléments à observer et nommer mais sont conçus de forme originale, par exemple, une situation globale sur une page et l’extraction d’un élément, d’une action ou d’un personnage qui réalise cette dernière sur une page en vis-à-vis).
- Opter pour un livre avec un langage simple mais précis et si possible soigné phoniquement, avec des onomatopées, des rimes, des allitérations, des assonances pour faciliter la mémorisation et la participation active de l’enfant (comptines, berceuses, chansons de geste traditionnelles, mais aussi créations poétiques contemporaines).
- Sélectionner des livres qui appellent aux cinq sens: sonores, texturés, beaux visuellement, esthétiquement cohérents et originaux. Éviter les dessins animés mis en livre: ils n’ont pas été conçus pour prendre cette forme (les progrès de la technique de fabrication offrent une panoplie d’objets-livres artistiques d’exceptionnelle qualité au service d’une créativité aux limites de plus en plus repoussées).
- Progressivement, introduire une logique séquentielle, dans l’enchaînement de situations, une ébauche d’intrigue; y glisser aussi de l’humour de situation, des émotions de plus en plus nuancées et des réalités plus distantes, moins directement observables, n’appartenant pas au quotidien de l’enfant (d’abord seulement deux événements: la cause et la conséquence; puis progressivement trois: le début, le milieu ou nœud de l’action et la fin, car il y a alors introduction d’une temporalité plus marquante; bien plus tard, quand l’enfant est à l’aise avec ce genre d’histoires, introduire une séquence plus longue, puis plus complexe, avec plusieurs rebondissements).
- Nourrir le jeune lecteur d’informations claires et précises sur le monde proche qui l’intéresse de plus en plus et sur lequel il pose des questions (les documentaires publiés actuellement sont thématiquement très variés et leur présentation souvent ludique et attrayante).
- Accompagner la progression des jeux du jeune enfant, graduellement plus symboliques, fantaisistes, dans des livres qui représentent ce foisonnement d’imagination qui émerge…
Notre article a privilégié les éléments qualitatifs de l’acte relationnel de transmission qui permet aux tout-petits l’accès au monde de la littérature, car la disponibilité des passeurs et passeuses de livres, leur compréhension de l’importance de leur mission, ainsi que la reconnaissance du bien-fondé de leur démarche sont essentielles.
C’est grâce à la qualité de cette relation que le bébé peut se rencontrer dans le miroir offert par les livres – un miroir renvoyant une image de lui-même respectueuse de son individualité unique, originale et insubstituable, un miroir lui permettant une identification positive et ouverte à l’autre, lui indiquant les similitudes et les différences de vécus qui l’entourent.
Lire pour se lire et lire pour se dire constituent à la fois un défi et l’atout de toute une vie, aussi bien pour le tout-petit que pour l’adulte qui l’accompagne!
Alors, avec plaisir, chacun, chacune pourra aisément suivre l’invitation de Maïa Brami et Karine Daisy: «Venez vous émerveiller avec nous, les enfants du monde, découvrez notre quotidien, nos cultures et offrez-vous une plongée dans la beauté du Vivant. Ce qui nous fait vibrer? Vivre en harmonie avec la nature.»[6]
[1] La nature sauvage, de Steve McCarthy, Pastel, 2022.
[2] Julien Culet, «Les écrans entraînent des retards du langage», article de la section Suisse, p.7, Le Matin Dimanche, 6 août 2023.
[3] Idem.
[4] Idem.
[5] Idem.
[6] La Terre est mon amie, de Maïa Brami et Karine Daisy, Saltimbanque, 2022.
Image de vignette : © Charline Chardon