Quand écriture et dessin sont en symbiose
Dans Sables mouvants, son deuxième roman graphique, l’écrivaine et plasticienne fribourgeoise Marion Canevascini raconte l’absence du père, la quête de la fille, la solitude, la tristesse, le deuil et la reconstruction. Un ouvrage plutôt fictionnel, un brin autobiographique, méditatif, poétique et surtout très, très intense.
Dans Sables mouvants, son deuxième roman graphique, l’écrivaine et plasticienne fribourgeoise Marion Canevascini raconte l’absence du père, la quête de la fille, la solitude, la tristesse, le deuil et la reconstruction. Un ouvrage plutôt fictionnel, un brin autobiographique, méditatif, poétique et surtout très, très intense.
C’est incontrôlable: Sables mouvants, dernier livre en date publié par Marion Canevascini aux éditions Antipodes (2022), appelle à la caresse. Caresse du bout des doigts, tout d’abord, de la magnifique couverture d’un doré mat finement granuleux, rappel du sable du titre et du dessin de plage qui y figure. Caresse des yeux, ensuite, des illustrations au feutre à l’encre, semblables à des gravures et d’une délicatesse inouïe. Caresse du cœur et de l’âme, enfin, pour ce récit construit à coups de phrases méditatives et parcimonieuses, suffisant pourtant largement à creuser les thèmes bouleversants de l’absence du père, de la solitude et de la quête identitaire de l’enfant, puis de la reconstruction. Un récit autobiographique? «Plutôt autofictionnel», explique l’écrivaine fribourgeoise, qu’on rencontre au Mondial, l’un des cafés où elle aime prendre du temps pour elle et jeter des idées sur l’un de ses multiples petits carnets. «C’est une scène vécue dans un bus qui m’en a donné l’idée: le véhicule était bondé et on roulait depuis un bon moment, quand deux filles qui discutaient se sont soudain tournées vers une troisième, qui se trouvait juste à côté d’elles: "Mais tu étais là? On ne t’avait pas vue!". Et la troisième, s’excusant presque, de répondre: "Oui, ça m’arrive tout le temps, je suis invisible", avant de sortir du bus. Je me suis vue à son âge, et cela m’a donné envie de travailler sur le sujet.»
Une façon de faire le deuil
Construit «comme une analyse, une enquête, une sorte de méditation», le livre est le produit des pensées et émotions, mais aussi de certains éléments personnels, que Marion Canevascini a réunis spontanément, sans réfléchir à une structure de récit spécifique. «J’ai construit le livre par contiguïté d’images. Les dessins parlent de moi, mais je ne sais pas pourquoi. J’ai bien eu un père absent, mais dans sa tête, et j’ai passé une bonne partie de ma vie à la fois à me défendre de lui et à lutter pour qu’il me voie. J’ai donc installé une ambiguïté en parlant de père qui est "parti", et ai décidé de permettre à mon personnage de partir à sa recherche, pour ensuite entamer le processus de deuil. Tout comme moi, même si c’est beaucoup plus compliqué de faire le deuil d’une personne vivante! Après avoir écrit le livre, j’ai toutefois senti que cela m’avait libérée de raconter tout ça, comme avec mon premier ouvrage.»
Récits autofictionnels
Car oui: malgré le fait que l’écrivaine avoue «ne jamais se sentir vraiment légitime» lorsqu’elle doit présenter ses œuvres au public, Sables mouvants est son deuxième ouvrage. Et le premier, Notre frère (2020), avait déjà suscité l’engouement des lecteurs. Paru en 2020 et conçu, lui aussi, comme un roman graphique, il se faisait la chronique d’une famille aux prises avec la maladie du grand frère. Là aussi, le récit est «autofictionnel», puisque Marion Canevascini a commencé à écrire son livre après avoir vécu la décompensation psychotique de son fils aîné. «Il avait alors 20 ans et venait de prendre un appartement, ce qui lui avait permis de reprendre pied et d’avancer. Moi, j’étais épuisée, car j’étais en train de terminer en parallèle un projet de peinture qui avait duré 15 ans, et qui exigeait des réglages de couleurs très précis. Je n’en pouvais plus de la couleur, alors j’ai pris des photos au hasard dans des magazines, que j’ai dessinées au feutre à l’encre: j’ai en effet toujours besoin d’un modèle pour faire mes illustrations. Les croquis venaient du tréfonds de mon être, ils étaient un peu brouillons, alors j’ai voulu les compléter avec de petites phrases. Et après trois dessins, je me suis dit: "Tiens, c’est bizarre, on dirait une histoire…"».
Habiter le vide avec ses émotions
C’est ainsi qu’est né le récit de la maladie, raconté par deux petites filles – alors que Marion Canevascini a, elle, une fille et deux garçons. «J’avais besoin d’évacuer la violence de ce vécu familial et envie de montrer comment la fratrie peut faire bloc autour du frère malade. À mon avis, le fait de bien entourer le malade est d’ailleurs la seule façon de retrouver une forme de stabilité», explique-t-elle. «Mais je voulais rester dans la sobriété, pour ne pas culpabiliser ni blesser mon fils, et faire en sorte que le récit soit recevable par tous. J’ai d’ailleurs demandé leur avis à tous les membres de la famille avant de publier l’ouvrage», souligne-t-elle. Au final, un livre épuré en noir et blanc, où les dessins délicats, voire poétiques, contrastent avec la force des phrases brèves et des énoncés questionnants. «J’ai toujours travaillé d’un côté l’écriture et de l’autre les arts plastiques, mais je n’arrivais pas à faire fusionner ces deux langages», remarque Marion Canevascini. «Mais là, je les ai mis ensemble et j’ai finalement trouvé une façon de leur donner la même importance, sans qu’il n’y ait quoi que ce soit de superfétatoire. Et c’est l’espace laissé entre l’image et le texte qui permet au lecteur d’habiter le vide avec ses émotions.» Le résultat ne s’est pas fait attendre: des sept maisons d’édition contactées, Antipodes a réagi dès le lendemain, pour enrichir avec Notre frère sa nouvelle collection de romans graphiques. Quant au fils aîné de l’artiste, il a été «super fier» quand il a lu l’ouvrage quelques mois après.
Surprenant patchwork
Nous quittons la tiédeur du café pour nous rendre à l’atelier, quelques rues plus loin. Juste à gauche, les bâtiments de l’université déversent leur torrent d’étudiants: «J’ai suivi mes études de Lettres ici, et nous avons toujours vécu dans le quartier que nous aimons beaucoup, mon mari et moi», remarque Marion Canevascini, en avançant d’un pas vif dans la valse des flocons. «Mon atelier et notre appartement sont d’ailleurs à deux minutes l’un de l’autre, ce qui était bien pratique quand les enfants étaient petits.» La porte s’ouvre sur un joli espace de détente aux murs carrelés de blanc – «Avant, c’était une boucherie. Je partage l’endroit avec mon amie Patrizia Bächler, qui a son cabinet de coaching sur l’avant du bâtiment.» –, ainsi que sur une petite pièce agrémentée d’un grand puits de lumière. Ici et là, des chevalets et une chaise parsemés de taches de peinture et, contre le mur, une haute bibliothèque où s’entassent œuvres en devenir, cartons remplis de dessins et matériaux divers. Tout en haut, un curieux patchwork attire le regard: «Ah, ça, c’est un projet que je n’ai encore jamais proposé: une nappe de pique-nique composée de différents éléments que j’ai trouvés par terre et que j’ai cousus entre eux. Il y a des canettes, des papiers d’emballage, une plaquette de médicaments vide, des cartes à jouer, de petits messages manuscrits, et même un masque Covid. J’avais envie de montrer que tout fait sens, et qu’on peut faire beaucoup avec peu.»
Cabane de papier
Sur une table, une petite cabane blanche d’apparence aérienne: «C’est un projet destiné à une exposition qui s’ouvrira au musée de Charmey fin 2023. Celle-ci porte sur l’incroyable destinée d’Éléonore Niquille, une artiste dont le père fribourgeois était précepteur des neveux du tsar Nicolas II. J’ai imaginé une "datcha de langage" en papier, pour laquelle je n’ai utilisé aucune colle: tout est cousu sur une structure en fil de fer. Du fait que l’artiste a connu la guerre, le déracinement et l’exil, je lui ai créé une sorte de refuge, qui ressemble aussi un peu à une tente de réfugiés. J’ai ensuite "fait mon marché" dans ses textes, et sélectionné des extraits que j’ai cousus sur la structure en suivant mon instinct créatif, sans réfléchir à une logique: je préfère toujours trouver en faisant, sans y penser à l’avance.» Extrêmement fragile, l’œuvre se déchire légèrement par endroits, soulignant encore l’impression de précarité qui s’en dégage. «C’est normal que ce ne soit pas régulier, et tout changement au fil de la création fait aussi partie de l’œuvre», tient à souligner Marion Canevascini, qui pose ensuite fièrement à côté de deux dessins qu’elle possède «depuis au moins vingt ans». On y voit un petit ours qui a transformé une tache de peinture en fleur: «Les erreurs n’en sont pas vraiment, puisqu’elles nous incitent à nous dépasser en les réparant. C’est un message très important pour moi, que je tiens à transmettre aux enfants à qui je donne des cours de peinture. En fait, c’est une sorte de résumé de ma manière de fonctionner!»
Le quotidien d’une crêpière
Dans cette optique, elle nous dévoile aussi Patakrep, son prochain ouvrage, destiné à être publié en 2024: «L’idée date de 2019. J’étais alors en pleine réflexion sur la manière de m’organiser et de gagner un peu d’argent. J’ai décidé de proposer mes services dans un restaurant, où j’ai fait des crêpes durant un an. Le travail y était à la fois très dur et très fou, et j’ai commencé à noter certaines situations et anecdotes dans des carnets, comme une chronique du quotidien. À la fin, il devait y avoir environ six cents ou sept cents petits billets. Je me suis alors dit que j’en ferais un livre. Ça a été un vrai challenge de recréer une narration à partir de ces fragments! Au départ, je ne voulais pas mettre mes mots en images, parce que cela me replongeait dans le stress que j’avais vécu. Mais Claude Pahud, le fondateur d’Antipodes, a insisté dans ce sens, et non seulement il a eu raison, mais j’ai finalement adoré intervenir sur mon texte de cette façon.»
C’est ainsi que le lecteur pourra découvrir, entre autres, le boîtier par lequel les commandes arrivaient en cuisine – «Il y en avait parfois tellement que les tickets formaient un ruban.» –, des citrons – «On en pressait une quantité astronomique par jour pour les thés froids, la limonade, les crêpes…» – ou encore des mains se prêtant à un exercice insolite. «On ne se rend pas compte du nombre de remarques sexistes qu’on peut s’attirer chaque jour. Étant donné ma couleur de cheveux, un client a fait remarquer au gérant que c’était risqué d’engager une blonde, "parce qu’elles pèlent les smarties". J’en ai fait un dessin. En fait, je parle de nombreux sujets très sérieux, comme la précarité des travailleurs sans formation ou l’ubérisation de la société, mais j’ai choisi de le faire en employant des métaphores et en jouant aussi avec l’humour et la poésie.»
Tricots à croquer
L’humour, Marion Canevascini y fait également parfois appel dans son travail de plasticienne, ainsi qu’elle nous le prouve lorsqu’on rejoint son appartement une heure plus tard: sur la table du salon, elle dépose successivement un poulet et des oignons, du fenouil, une boîte de viande pour chat et une de raviolis, une brique de thé froid, des radis, un gros chou-fleur, un tube d’où serpente de la mayonnaise… le tout confectionné en tricot, de manière incroyablement réaliste. «J’ai appris à tricoter à dix ans, avec ma maman. Je me rappelle qu’à l’époque déjà, je voulais faire un pull, mais sans modèle, car j’avais une idée bien précise de ce que je désirais créer», se souvient l’artiste avec amusement. «Mes projets sont généralement plutôt graves, et là, c’est ma petite récréation. J’aime garder un côté humoristique dans mon travail, ça me fait du bien, et j’ai l’impression que ça en fait aussi aux gens qui voient mes créations.»
Cinq expositions programmées
C’est grâce à un ami, patron d’un café dans lequel elle se rend souvent, qu’elle s’est mise à ces tricots hors du commun: «Après le confinement, ce dernier désirait relancer les plateaux apéro, mais n’avait pas de vitrine réfrigérée. Il m’a montré la photo d’un plateau de fromages et m’a demandé si j’arrivais à tricoter ça. Je ne pense pas que j’aurais été assez folle pour me lancer dans ce type de créations si on n’était pas venu me chercher!». Après les fromages ont suivi les légumes, divers emballages alimentaires, de la viande… «Cette année, j’ai cinq expositions prévues, dont quatre autour du tricot. Pour une exposition à Neuchâtel, intitulée "New Bio, consommation, réflexion, plaisir", à laquelle je suis invitée parmi d’autres artistes, j’ai imaginé divers aliments peu diététiques dont des sticks de poisson, la boîte de raviolis, ainsi qu’un caquelon à fondue, que des fils de fromage relient aux fourchettes. Et pour l’exposition textile "Seconde peau", présentée en février à l’Atelier Tramway (Villars-sur-Glâne), j’ai imaginé un buste de femme avec des seins, desquels coule un peu de lait. J’avoue que je me surprends moi-même: je n’aurais jamais pensé être capable de tricoter un corps, mais en définitive je suis plutôt satisfaite du résultat!»
C’est le moment d’immortaliser l’artiste et ses différentes créations, si possible avec les présentoirs chargés de pelotes de laine multicolores. «J’ai sécurisé le matériel en hauteur, sur la bibliothèque: on a deux chats, et le plus jeune rêve de jouer avec… on pourrait d’ailleurs aussi le faire poser sur la photo? Allez, viens, Gaston». Mais rendu languissant par le temps hivernal, Gaston fait la sourde oreille et préfère rester lové sur une chaise – jusqu’au moment où sa maîtresse saisira à nouveau ses aiguilles!
Pour de plus amples informations: www.marioncanevascini.ch
À découvrir aussi sur ses deux comptes Instagram: marion_canevascini et simili_food