Prix suisse du livre jeunesse: parcourir des univers d'expériences

Cet article a initialement été publié en allemand dans la revue suisse Buch&Maus (1/2023). Nous reproduisons ici le texte de l'article avec l'aimable autorisation de la directrice de publication de la revue. Pour en savoir plus sur Buch&Maus, lire l'article dédié sur Ricochet.

Les préférences des différents membres du jury ont été presque aussi variées que les 120 livres environ qui nous ont été envoyés par quelque 75 maisons d'édition pour prendre part au concours. Après plusieurs heures de délibérations menées cette année avec mes anciennes collègues du jury Véronique de Sépibus et Marion Arnold ainsi que nos deux nouvelles collègues Nadège Coutaz et Maddalena Moccetti, nous sommes toutefois parvenus à un consensus et avons désigné les ouvrages qui, selon nous, se distinguaient par leurs qualités esthétiques et remplissaient le critère de l’innovation essentiel pour être nominés.

Une fois les cinq ouvrages retenus finalement disposés sur une table comme fruit d’un débat intense autour d’œuvres littéraires les plus diverses – mené d'abord individuellement puis en commun –, c’est un moment de soulagement et de satisfaction. Nous sommes de nouveau arrivés, en tant que jury, à trouver une position commune. Mais c’est également un moment où il s’agit d’assumer le caractère définitif de ce choix par une confiance en notre travail de jury. Nous sommes confortés dans notre décision par la très grande quantité d’expériences et de connaissances que regroupe le jury grâce à nos activités dans des domaines aussi divers que les librairies, bibliothèques, universités ou hautes écoles pédagogiques, tout comme par le fait que les ouvrages, malgré leurs importantes différences, restent finalement comparables d’une manière objective et grâce à l'attribution de critères.

En reconsidérant les ouvrages nominés, nous remarquons qu’il se trouve de nouveau parmi eux des titres – comme le lauréat de 2021 Es war einmal und wird noch lange sein^[1] – mettant en scène et exploitant le livre en tant que média dans sa matérialité et ses possibilités esthétiques. Il y a là un album illustré dans lequel un livre bleu joue le premier rôle. Dans un autre album, les deux personnages principaux disparaissent dans le pli central du livre et font un voyage dans le passé et dans des contrées inconnues. Un autre ouvrage propose un voyage à travers la Suisse, avec un abécédaire fantasque. À côté de livres denses en événements, la liste des finalistes comporte cette année aussi des titres qui font davantage ressentir à leurs lectrices et lecteurs des univers de façon différenciée, que ce soit celui d’une première visite au théâtre ou le monde complexe de la puberté.

Voyager à travers les livres et la Suisse
Dans Le livre bleu du couple d’artistes genevois Albertine et Germano Zullo, une enfant sur le point de s’endormir quitte sa chambre pour se rendre dans des mondes imaginaires fantastiques. Entourée de parents attentionnés, elle tourne les pages et découvre des lieux d’abord suggérés, puis représentés en grand format. Les images aux couleurs intenses et les dialogues vivants du gros livre bleu emportent lecteurs et lectrices de tout âge en convoquant tous leurs sens, suscitant des pensées et déclenchant des émotions. Un hommage impressionnant et très littéraire au livre comme vecteur d’histoires et à l’imaginaire.

Dans son album illustré Lea und Finn langweilen sich^[2] (traduction allemande par Andrea Fischer Schulthess), Tom Reed, illustrateur anglais vivant en Suisse, fait littéralement disparaître dans le livre ses deux protagonistes – des chiens – avant de les plonger dans des mondes d’aventures. Comme elle s’ennuie, la femelle dalmatien Lea tente de sauter par-dessus le pli du livre; Finn, le teckel, lui emboîte le pas et disparaît dans le pli. Lea le rejoint et tous deux se retrouvent au cœur d’une mer agitée. Vite, ils replongent dans le pli du livre et leur voyage à travers le temps et l’espace se poursuit. Une histoire étonnamment simple que Tom Reed raconte avec passion, humour, mais aussi une certaine profondeur thématique/dans les thématiques. La conception de l’ouvrage est originale, car les personnages dessinés se retrouvent dans des tableaux historiques, et elle incite à poursuivre soi-même le récit.

Avec ABC Suisse (paru également en allemand sous le titre ABC Schweiz), l’illustrateur bernois Niels Blaesi – membre du projet de promotion Bolo Klub – propose une version innovante très réussie de l’abécédaire traditionnel. De A comme Alpes (avec le cor des Alpes) à Z comme Zürich, il transmet les particularités de la Suisse sur les plans visuel et linguistique et permet à son lecteur de les ressentir par tous ses sens. Le livre comprend aussi des informations factuelles et raconte dans ses images de petites histoires avec beaucoup de subtilité. Les illustrations très graphiques (en aplats de couleur) et la langue épurée invitent les petit·e·s francophones et germanophones qui apprennent à écrire à s’amuser avec l’alphabet et à laisser courir leur imagination. L’ouvrage n’en touche pas moins un lectorat plus âgé à travers son utilisation décalée des clichés.

Évoquer des expériences impressionnantes
L’album illustré Il grande alveare^[3] de l’auteur italien Giorgio Volpe et de l’illustratrice tessinoise Elanor Burgyan, fait découvrir au jeune public le monde du théâtre. Son personnage principal, un jeune blaireau, se rend au théâtre pour la première fois et, avec lui, les lectrices et lecteurs plongent dans la magie de ce lieu. Les images, qui reflètent différentes perspectives et entrent en interaction avec des textes très parlants, génèrent des ambiances différenciées et permettent de ressentir le caractère unique d’une représentation théâtrale. Cet ouvrage poétique comporte également des informations factuelles; un masque d’âne ainsi que des indications biographiques sur Shakespeare ouvrent la voie vers un monde dans lequel tous les rôles sont possibles.  

Le roman graphique Le colibri s’adresse, lui, à un lectorat un peu plus âgé. L'illustratrice Hélène Becquelin et l’autrice Élisa Shua Dusapin y narrent la délicate histoire de Célestin. Après une lourde perte, l’adolescent de 14 ans se trouve dans une sorte de torpeur, comme le colibri dont il s’occupe tendrement. Suite à son déménagement de la campagne vers la ville, il retrouve le chemin de la vie grâce à Lotte, sa jeune voisine. Dans un langage nuancé et très littéraire, Le colibri fait vivre la puberté à son lectorat, entre rêves et réalité, solitude et amitié, tristesse et délivrances.

Ces prochains jours et semaines, nous allons régulièrement tenir entre nos mains ces cinq albums pour les relire, les contempler et les analyser – ou tout simplement les laisser agir sur nous. Nous consulterons aussi notre liste de critères, noterons des arguments pour la discussion et il nous arrivera certainement d’avoir des hésitations. Notre décision finale sera annoncée le 20 mai 2023 à l’occasion de la remise du prix lors des Journées Littéraires de Soleure.

[1] Traduction littérale du titre: Il était une fois et il sera encore longtemps (NDR)
[2] Traduction littérale du titre: Lea et Finn s’ennuient (NDR)
[3] Traduction littérale du titre: La grande ruche (NDR)

Stefan Schröter est chargé de cours à la Haute école pédagogique de Zürich (PHZH) où il enseigne la didactique de l'allemand pour le niveau primaire. Il fait partie pour la deuxième fois du jury du Prix suisse du livre jeunesse.

Traduction depuis l'allemand: Catherine Rossier

Image de vignette: image intérieure du Livre bleu (©La Joie de Lire)

Bibliographie

Le Livre bleu, de Germano Zullo et Albertine (La Joie de lire)
Lea und Finn langweilen sich, de Tom Reed (Dörlemann)
ABC Suisse / ABC Schweiz, de Niels Blaesi (Bergli Books)
Il grande alveare, de Giorgio Volpe et Elanor Burgyan (Caissa Italia)
Le colibri, d’Élisa Shua Dusapin et Hélène Becquelin (La Joie de lire)

Infos
Le Prix suisse du livre jeunesse récompense chaque année une œuvre exceptionnelle parmi les albums illustrés, romans, documentaires et bandes dessinées à destination des enfants ou des jeunes. Ce prix national est porté par l'Association suisse des libraires et éditeurs (SBVV), les Journées Littéraires de Soleure et l'Institut suisse Jeunesse et Médias (ISJM).

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