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L’album plurilingue comme sésame pour apprendre de la pluralité linguistique et culturelle à l’école

Le 19 mars 2019, Interbiblio, l'organisation faitière des bibliothèques interculturelles de Suisse, a organisé une journée d'étude sur le rôle des bibliothèques et des écoles comme espaces multilingues dans la construction d'une société pluriculturelle. La contribution de Carole-Anne Deschoux, Professeure de didactique du français et du plurilinguisme à la HEP Vaud, est reproduite ci-dessous. Dans cet article, elle examine l'intérêt des albums plurilingues dans le contexte pédagogique romand, soulignant non seulement leur importance pour le développement des connaissances linguistiques, mais aussi leur rôle primordial pour entamer un dialogue interculturel et construire un nouveau rapport au monde.

L’album plurilingue comme sésame pour apprendre de la pluralité linguistique et culturelle à l’école
Carole-Anne Deschoux
19 février 2021

Les albums de jeunesse plurilingues, comme supports innovants, offrent des occasions de rencontres et d’apprentissages à l’école. En suivant le fil d’une histoire, ils permettent d’explorer des langues, de se questionner sur les choix langagiers et les référents socioculturels – mais pas seulement. Dans le lien famille-école, ils offrent des occasions de reconstruire d’autres rapports aux livres et d’ouvrir des perspectives nouvelles. Ils permettent d’aborder les histoires familiales tout en envisageant peut-être un nouveau rapport à ces expériences de vie.

Beaucoup de personnes pensent que les livres plurilingues sont constitués d’une même histoire écrite dans deux langues. En ce qui nous concerne, nous adoptons une définition beaucoup plus large qui nous permet de nous inscrire dans un processus d’appropriation des langues et de socialisation à un nouvel environnement, car nous nous inscrivons dans un contexte scolaire où ces livres offrent bien d’autres possibilités. Cette affirmation est d’autant plus importante que les choix posés par le plan d’études romand et le foisonnement du monde éditorial actuel invitent à reconsidérer les répertoires linguistiques des élèves. Ces supports plurilingues permettent non seulement de prendre en compte ces répertoires, mais ils donnent l’occasion de reprendre des apprentissages en langues ou d’en initier de nouveaux.

Dans notre contribution, nous montrons leur intérêt à l’école d’un point de vue didactique. Notre réflexion s’inscrit dans le changement de paradigme d’une école inclusive (Armand et al., 2016). Nous partons du constat que la transparence entre les langues n’existe pas et que l’usage des langues est lié à des pratiques qui s’effectuent dans des lieux, à des moments donnés. Il faut donc toujours partir de ce qui se fait et cela toujours d’une façon située.

Vous avez dit albums plurilingues?

Les albums plurilingues sont d’abord des albums et, comme eux, tout peut être potentiellement signifiant: le format, le papier, l’enchainement des pages, l’organisation des textes, le choix des langues, la place occupée par les langues, les traductions des mots.

Van der Linden (2013) considère que «l’album est un support d’expression dont l’unité première est la double-page, sur lequel s’inscrivent, en interaction, des images et du texte, et dont l’enchainement de page en page est articulé» (p. 28-29). Il a la particularité d’être destiné à un double lectorat: enfants et adultes. Et c’est ce double lectorat abordé en fonction d’un processus qu’il est important de viser avec les albums plurilingues. Un enfant et un adulte vont donc saisir des occasions pour échanger. Cette dimension dynamique doit être compatible avec notre définition des albums plurilingues qui sont des supports qui impliquent la présence de deux ou plusieurs langues qui ne sont pas forcément symétriques. Il n’y a pas seulement une histoire dans deux langues (Deschoux, 2017), mais il peut y avoir des passages (dialogues, mots ou groupes de mots) dans différentes langues. Il importe donc de considérer la (les) langue(s) de l’édition de base et le lieu d’élaboration du récit (souvent lié au lieu d’édition). Par rapport à la situation de communication, nous considérons aussi les destinataires qui influencent les choix langagiers et les valeurs lors des traductions (Brauchli et Deschoux, 2012). La présence de plusieurs langues multiplie ainsi les codes sémiotiques et les relations. Le double adressage accentue la pertinence du rapport intergénérationnel et, dans notre cas, ouvre un espace à explorer.

L’exploration des livres plurilingues compatible avec les choix du plan d’études romand

En nous référant à Moser et Moretti (2019), trois dimensions participent à la définition de notre environnement helvétique:

  1. des choix politiques attestés par des bases légales qui reconnaissent quatre langues nationales, ainsi que plusieurs régions bi- ou trilingues;
  2. un fait démographique devant composer avec quatre communautés linguistiques impliquant un nombre important de locuteurs de ces langues sur les territoires concernés et délimités en cantons;
  3. un nombre de locuteurs importants de langues de la migration sur le territoire helvétique.

Ces éléments alimentent des polémiques récurrentes en termes de politique linguistique (Elmiger et Forster, 2005) et ont des répercussions sur les choix posés pour l’école. Quelles langues enseigner? A quel moment? Avec quelles méthodes? Quelles articulations dans l’enseignement des différentes langues? Quels liens avec les autres disciplines?

Ainsi, depuis les années 2010, les prescriptions scolaires ont opéré un choix radical, résultat d’un consensus s’inscrivant dans la volonté d’harmoniser l’éducation en Suisse (Merkelbach, 2010).

Schéma du plan d'étude romand
Schéma du plan d'étude romand montré lors de la conférence

Pour la Romandie, le plan d’études romand (PER) a choisi de viser une formation générale organisée en trois cycles et pensée dans une progression spiralaire. Trois langues s’enseignent à l’école primaire (français, allemand, anglais) et sont regroupées dans le même domaine disciplinaire. Les langues dites «d’origine» sont également prises en compte dans ces enseignements. En langues, les enseignements poursuivent quatre grandes finalités: apprendre à communiquer, maitriser le fonctionnement des langues/réfléchir sur les langues, construire des références culturelles, développer des attitudes positives face aux langues et à leur apprentissage. Ces enseignements se pensent aussi en regard d’aspects transversaux (formation générale, capacités transversales) qui sont repris à différents moments de la scolarité.

Dans notre contexte, le français, langue de scolarisation, a donc un statut particulier: il est à la fois une langue enseignée (comme matière) et la langue des échanges (comme moyen pour travailler des matières et pour apprendre). Ce choix d’enseignement suppose d’articuler un enseignement singulier (de la discipline, le français) avec un enseignement pluriel (éveil aux langues, didactique intégrée, pédagogie interculturelle) en tenant compte de l’hétérogénéité des élèves d’une classe (pas seulement en termes de langues mais aussi en lien avec des éléments culturels). Les activités proposées en classe devraient permettre de prendre conscience de la variété linguistique et culturelle du public et des langues, mais également de la variation au sein même de chaque langue. Dans les choix proposés par le plan d’études, toutes les langues pourraient ainsi enrichir les répertoires des élèves (pour les monolingues aussi) et leur donner des clefs de compréhension et d’exploration de notre monde complexe.

A l’école, que peut-on apprendre avec ces albums?

Mettre en rapport deux langues ou proposer un support plurilingue ne suffisent pas pour apprendre. L’enseignant se questionne sur ce qu’il veut enseigner et à qui. Il sait également que les questions de langues et de rapport à l’écrit ne sont pas neutres. Il va construire des espaces plurilingues où les élèves pourront travailler les rapports aux langues et construire leurs connaissances en s’inscrivant dans un processus. Le travail va différer en fonction des locuteurs, de leur connaissance des langues, de leur scolarité, des livres choisis et des enjeux de la situation. Partons de trois albums et donnons des exemples.

Trois albums retenus

Nous retenons un imagier et deux récits qui nous permettent d’esquisser quelques pistes de travail.

F. Ruotolo, Zoo
Ruotolo, F. (2011). «Zoo»Nantes: MeMo (© MeMo)

Zoo est un imagier quadrilingue qui propose un bestiaire en italien, anglais, espagnol, allemand et français. Les animaux sont composés de pièces qui s’empilent et qui rappellent le jeu du tangram. Il permet ainsi de jouer et de confectionner d’autres animaux ou objets et de les nommer. Par l’empilement de pièces de couleurs et de formes, un rapprochement avec les mathématiques peut être effectué. L’enseignant peut ainsi retravailler la construction de l’espace à partir de ce support.

Du point de vue des langues, nous en avons cinq qui font partie des langues indo-européennes (langues romanes et langues germaniques). Cet imagier est particulièrement intéressant pour observer les mots, leurs similitudes et leurs différences entre les langues. Dans un premier temps, à partir de deux planches (celle du crocodile et celle du porc-épic, par exemple), un travail peut être fait à l’oral. Pour crocodile, à l’oral, les mots dans les cinq langues se ressemblent. Puis on peut observer la place du /r/ après le /k/ et repérer le seul mot qui ne l’a pas (en italien), toujours à l’oral. On peut accentuer la suite des deux consonnes pour reprendre le bruit de l’animal et se faire peur mais on peut aussi observer sur soi l’effet au moment de la prononciation. Puis, s’appuyant sur ces deux phonèmes, on saisit l’occasion de jouer avec le son /r/ en le roulant, en le faisant racler et en bougeant la place de la syllabe dans les mots, etc. Comme il arrive à certains enfants de dire crocrodile en français, le passage par d’autres langues permet d’observer la place et l’ordre des sons à l’oral dans les différentes langues puis d’aller constater comment cela s’écrit. Ce passage à l’écrit permet de travailler le système alphabétique en regard de la linéarité des lettres et de leur succession. Pour porc-épic, le travail à l’oral permet de constater que trois mots se ressemblent (porcupine, puerco espin et porc-épic) avec la première syllabe alors que deux autres sont fort différents (istrice, Stachelschwein). Pour les mots qui se ressemblent, un jeu avec la première syllabe /po/ ou /pu/ peut être effectué en essayant d’identifier le placement des lèvres dans l’émission du son.

A l’écrit, il est intéressant d’observer qu’il y a des mots composés et des mots unifiés.

Le lien avec la traduction peut être aussi une occasion à saisir. Le mot Stachelschwein en allemand est la traduction littérale de «cochon avec des pics dessus». Cette traduction est proche du sens des autres mots qui se ressemblent. Istrice en italien renvoie à la famille du porc-épic qui est celle des hystricidae.

Ces exemples invitent à discuter de la désignation des animaux dans différentes langues, à leur sens, et à réfléchir aux dimensions orales et écrites. Il y a toujours d’abord un travail sur la variation dans différentes langues qui permet d’ouvrir différentes pistes possibles. Puis dans un deuxième temps, par le détour d’autres langues et donc par la comparaison de faits langagiers, il y a des occasions de stabiliser ce qui se fait en français (pour notre contexte).

M. Chèvre, L'arbre
Chèvre, M. (2019). «L’arbre». Marseille: Le Port a jauni (© Le Port a jauni)

Prenons deux autres exemples concernant des récits où une histoire existe et comporte des mots dans différentes langues. L’arbre est un récit bilingue arabe-français qui a la particularité de jouer avec deux mondes et deux langues. Le personnage principal, qui est une fillette appelée Zoë, plante un arbre avec son père. Au moment où elle l’arrose, Zoë part dans un univers onirique et imaginaire. C’est à ce moment que surgissent des questions identitaires formulées par les arbres. Le passage entre le rêve et le moment du plantage de l’arbre est marqué par un décrochage signalé également au niveau typographique. Il faut tourner le livre dans la longueur pour poursuivre la lecture.

L’écriture et le sens de l’écriture peuvent être thématisés dans la comparaison entre les langues (on écrit de droite à gauche ou de gauche à droite) et les deux systèmes d’écriture.

Sur le site de la maison d’édition, l’histoire bilingue est lue et mise en musique. Elle peut être le prolongement de la découverte du livre mais peut être proposée également avant. L’écouter en famille peut initier une discussion sur les langues, les rapports intergénérationnels, la migration. Puis en ouvrant le livre, avant la page de titre, il y a une série de vignettes qui illustrent d’autres rêves. Elles pourraient être reprises et insérées dans le récit avec comme consigne: «Au moment où Zoë plante son arbre, elle fait un autre rêve. Choisis quelques images et raconte-le dans la langue que tu veux».

Le livre qui parlait toutes les langues
Serres, A. et Sochard, F. (2013). «Le livre qui parlait toutes les langues». Voisins-les Bretonneux: Rue du Monde (© Rue du Monde)

L’album Le livre qui parlait toutes les langues est fort différent. Il comporte 21 langues (français, anglais, japonais, berbère, allemand, comorien, portugais, malgache, khmer, italien, arabe, espagnol, russe, chinois, swahili, thaï, persan, tamoul, albanais, turc et la langue du loup). Le texte de base est écrit en français puis, à chaque page, il est accompagné d’une autre langue. Il est accompagné d’un support audio comportant 4 pistes: en français, en alternant les langues au fil des pages, en français avec la traduction dans différentes langues mais d’une manière alternée, en musique sans texte. Cet album nous invite à suivre un garçon qui va de la ville à la forêt. Confiant, il brave les dangers, sans en être conscient. Arrivé à la forêt, il rencontre le loup et lui fait perdre patience en lui lisant une histoire qu’il ne terminera pas… Au niveau intertexuel, cet album renvoie à l’histoire du Petit Chaperon rouge et à celle des contes des Mille et une nuits qui constitue finalement le centre du propos (il figure dans le titre, mettant au second plan le personnage principal). Voici une jolie occasion de reprendre avec l’enfant ces deux textes fondateurs de deux bassins culturels très différents et de les compléter avec d’autres textes qui se sont eux-mêmes inspirés de ces deux textes.

Ces exemples nous permettent de relever, dans le travail avec les livres plurilingues, l’importance de partir de l’unité textuelle qu’est le livre pour ouvrir aux dimensions langagières et interculturelles aussi bien à l’oral qu’à l’écrit dans un premier temps; et dans un deuxième temps de revenir au français en ce qui nous concerne car nous sommes dans un contexte francophone.

Conclusion

Dans les exemples proposés, nous avons montré l’intérêt de travailler avec le livre plurilingue qui rejoint les grandes finalités du domaine des langues à l’école. Grâce à ce support et à ces démarches, l’école offre ainsi un lieu propice à la discussion sur les choix langagiers, sur le lien entre les images, les textes, les langues et les éléments socioculturels. L’album offre l’occasion de se questionner sur son environnement et de construire des référents socioculturels en lien avec l’écrit. Il permet d’accompagner des processus de changement ou d’en initier d’autres.

L’album plurilingue offre de grandes potentialités pour construire des occasions d’apprendre, de développer le langage et la curiosité, de se questionner sur l’écrit et sur la place de l’écrit. L’album plurilingue est un lieu pour explorer la complexité du monde à l’école, mais permet également d’entretenir le lien école-famille tout en construisant des savoirs langagiers.


Albums retenus

Bibliographie

  • Armand, F., Gosselin-Lavoie, C. et Combes, E. (2016). Littérature jeunesse, éducation inclusive et approches plurielles des langues. Nouvelle revue Synergies Canada, 9, 1-5.
  • Beacco, J.-C., Byram, M., Cavalli, M., Coste, D., Egli Cuenat, M., Goullier, F. et Panthier, J. (2019). Guide pour le développement et la mise en œuvre de curriculums pour une éducation plurilingue et interculturelle. Strasbourg: Conseil de l’Europe.
  • Brauchli, B. et Deschoux, C.-A. (2012). La traduction comme révélateur de projets langagiers pour la classe. In C. Balsiger, D. Bétrix Köhler, J.-F. de Pietro, C. Perregaux (Dirs.), Eveil aux langues et approches plurielles, de la formation des enseignants aux pratiques de classe (pp. 159-174). Paris: L'Harmattan.
  • Candelier, M. et Schröder-Sura, A. (2016). Mehrsprachigkeitsdidaktik et Didactique du plurilinguisme: Structure du champ et terminologie – Quelques repères. Synergie Pays germanophones, 9, 33-46.
  • Castellotti, V. (2017). Pour une didactique de l’appropriation: diversité, compréhension, relation. Paris: Didier.
  • Castellotti, V. et Moore, D. (2012). Valoriser, mobiliser et développer les répertoires plurilingues et pluriculturels pour une meilleure intégration scolaire. L’intégration linguistique et éducative des enfants et des adolescents issus de l’immigration. Strasbourg: Études et ressources, division des politiques linguistiques, Conseil de l’Europe.
  • Deschoux, C.-A. (2015). Passer les frontières: apports des albums bilingues pour la jeunesse. L’Educateur, 14-17.
  • Elmiger, D. et Forster, S. (2005). La Suisse face à ses langues: histoire et politique du plurilinguisme, situation actuelle de l’enseignement des langues. Neuchâtel: IRDP.
  • Merkelbach, C. (2010). Plan d’études romand et langue de scolarisation (français): quelles options pour la littératie?. forumlecture, 1-20.
  • Moser, P. et Moretti, B. (2019). La situation sociolinguistique en Suisse. Cahiers internationaux de sociolinguistiques, 14, 11-24.
  • Perregaux, C. (2004). Prendre appui sur la diversité linguistique et culturelle pour développer aussi la langue commune. Repères, 29, 147-166.
  • Roth, M. et de Pietro, J.-F. (2018). Des sacs d’histoires pour améliorer l’intégration linguistique et culturelle d’élèves de classe d’accueil, Présentation et observation d’un projet innovant. irdp FOCUS, 1-6.
  • Van der Linden, S. (2013). Albums. Paris: Actes Sud.