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Emmanuèle Sandron: «Je traduis ce que l'enfant en moi demande à lire.»

Isabelle Decuyper
31 juillet 2019

«La bonne littérature jeunesse est le royaume de l’inventivité et de la créativité. La difficulté est chaque fois de trouver la voix du narrateur ou de la narratrice. Après, bonjour le festival de néologismes, de jeux de mots et de casse-tête!» dira Emmanuèle Sandron, qui a obtenu le prix SCAM 2018 de la traduction littéraire. Parmi ses dernières traductions en jeunesse: Dans la nuit de New York d’Anna Woltz chez Bayard Jeunesse, Eléphant a une question de Leen van den Berg chez Cotcotcot éditions, Tibou et Brindille de Raf Walschaerts et Ariane Sonck et Le banc au milieu du monde de Paul Verrept, tous deux chez Alice Jeunesse.


Cet article a initialement été publié dans la revue belge Lectures.Cultures (n°13, mai-juin 2019). Nous reproduisons ici le texte de l'article avec l'aimable autorisation de son auteure, Isabelle Decuyper, et de Lectures.Cultures. Les images proviennent des différents éditeurs.


Emmanuèle Sandron - traductrice jeunesse - belgique

Isabelle Decuyper: Qui êtes-vous?
Emmanuèle Sandron: Je suis autrice et traductrice littéraire depuis une vingtaine d’années. Je vis à Bruxelles. J’ai traduit près de 80 titres (néerlandais, anglais, allemand), dont une bonne moitié en littérature jeunesse et une dizaine de romans chez Alice Jeunesse.

Quel est votre parcours professionnel?
La traduction et l’écriture y sont intimement mêlées. Pour moi, ce sont deux facettes de mon inscription dans le monde. À 11 ans, je voulais devenir écrivain. À 16 ans, j’ai décidé de devenir traductrice littéraire. J’ai étudié la traduction à l’École d’interprètes internationaux de Mons, puis j’ai effectué un troisième cycle en traduction littéraire au Centre européen de la traduction littéraire (Bruxelles), dirigé par Françoise Wuilmart. J’y ai suivi des ateliers de traduction littéraire avec de grands traducteurs comme Pierre Furlan et Françoise Cartano.
J’ai commencé ma carrière comme traductrice «commerciale», traduisant durant 10 ans des articles de la presse médicale, des rapports des institutions européennes et des programmes de musique contemporaine. En 1997, Luce Wilquin a publié mon premier roman[1], puis mon deuxième[2], etc. Quand elle a ouvert son catalogue à la littérature étrangère, c’est elle qui m’a proposé ma première traduction littéraire, un roman policier. En 2002, Albin Michel m’a confié la traduction d’un polar de Pieter Aspe. Et là, j’ai décidé d’abandonner définitivement la traduction commerciale.
En 2004, j’ai publié mon 1er album, Les îles lointaines, chez Circonflexe, où Paul Fustier m’a ensuite confié la traduction de plusieurs albums, dont Margot la Folle, un livre-choc du tandem Carll Cneut/Geert De Kockere qui m’a fait réfléchir à ce qu’on peut proposer aux enfants.

Comment pourriez-vous décrire la profession de traducteur littéraire?
Je traduis avec mon cœur, mes émotions, mes tripes. Je vais vers des textes qui ont une forte dimension esthétique ou qui abordent des thématiques importantes, comme le sens de la vie, l’amour, la guerre, l’abus, la solitude, la mort. J’aime aussi les livres basés sur un humour proche du non-sens. Quand je traduis, j’effectue une transposition, disons, du violon au piano. Quand j’écris, la partition n’existe pas: là, je fais de l’impro ou je compose… Dans 50 % des cas, un éditeur m’appelle et me propose un texte. À côté, il y a des livres pour lesquels je peux me battre pendant des années pour leur trouver un éditeur, comme Ma tante est un cachalot[3] d’Anne Provoost ou Quand c’était la guerre et que je ne comprenais pas le monde[4] de Joke van Leeuwen. Car je suis une découvreuse, une passeuse.

Livres jeunesse
Couvertures de «Ma tante est un cachalot» et «Quand c'était la guerre et que je ne comprenais pas le monde» (©Alice Jeunesse)

Peu à peu s’est tissée une confiance réciproque entre l’éditrice d’Alice, Mélanie Roland, et moi, dont je suis très heureuse. Le banc au milieu du monde[5], c’est elle qui me l’a proposé, avec cette volonté de traduire des livres qui n’existent pas en français. Le texte de Paul Verrept est triste, nostalgique, totalement atypique et magnifique, et nous fait croire en la magie de la rencontre.

Depuis quelles langues traduisez-vous?
De l’anglais, du néerlandais et de l’allemand. Et j’apprends le… letton. Il y a quatre ans, je suis allée en résidence d’écriture à la Maison internationale des auteurs et des traducteurs de Ventspils, en Lettonie, pendant un mois. J’y ai eu beaucoup d’échanges avec des auteurs lettons, qui m’ont transmis leur amour de leur langue, de leur histoire, de leur culture. J’y suis retournée l’année suivante grâce à une résidence linguistique de deux mois, et encore l’année suivante pour une nouvelle résidence d’écriture. Ma rencontre avec le letton ressemble à celle que j’ai eue avec l’anglais. J’ai l’impression d’avoir dit «je» pour la 1re fois en Angleterre à 14 ans. J’ai connu un choc existentiel semblable en Lettonie, un beau paquet d’années plus tard. Dans ce pays, je suis présente au monde différemment. J’ai réussi à convaincre Mélanie Roland d’éditer l’album letton Le mystère de la reine des mouettes de Rūta Briede (titre provisoire, 2020), et cela me comble de joie.

Un important travail sur la langue, on imagine…
Chaque livre est un exercice de style. La difficulté avec Tibou et Brindille, par exemple, tenait à la concision du texte et à une grande économie de moyens (vocabulaire très simple, phrases courtes) qui réussissent pourtant à éveiller chez le lecteur des émotions très fortes et une réflexion profonde sur le deuil et la manière de prendre son envol.

tibou et brindille
Couverture de «Tibou et Brindille» (©Alice Jeunesse)

Pour Eléphant a une question, j’ai tenu à mentionner qu’il était «adapté» et non «traduit» du néerlandais. J’ai effectué ici un travail très fin sur la langue afin d’obtenir en français le même effet sur le lecteur que le texte original sur le lecteur d’origine. La traduction consiste toujours à détricoter puis à retricoter du sens et un style. Ici, pour que le tricot ait belle allure, j’ai dû jouer sur les synonymes et les expressions de l’amour, afin que la langue soit aussi délicate que dans l’original et en harmonie avec les illustrations. Je réfléchis beaucoup au rapport texte-image. J’ai dû «tirer le texte vers le haut» pour recréer la poésie, aller chercher les richesses que nous offre le français[6]. La fidélité passe parfois par une apparente infidélité.

Quels romans jeunesse vous ont le plus marquée du point de vue de la traduction?
Toen mijn vader een struik werd, de Joke van Leeuwen, il m’a fallu trois ans pour convaincre Alice Jeunesse d’en acquérir les droits et de m’en confier la traduction. C’était un beau défi, car il s’agit finalement d’inventer une langue, ni plus ni moins! Depuis, Quand c’était la guerre et que je ne comprenais pas le monde bénéficie d’un bel accueil dans les écoles et en librairie et a été sélectionné pour le prix La Petite Fureur.
Je traduis ce que l’enfant en moi demande à lire. Ainsi, L’Arche part à huit heures, de l’auteur allemand Ulrich Hub. Ce livre continue à me faire rire et réfléchir. J’ai le vertige de Jennifer Roy[7] a été moins remarqué, mais c’est un livre important pour moi. L’auteur y raconte l’enfance de sa tante Syvia, un des douze enfants survivants du ghetto de Lodz. Le génocide, la Shoah… je me sentais un devoir moral de porter ce texte et d’en accoucher en français.

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Couvertures de «L'Arche part à huit heures» et «J'ai le vertige» (©Alice Jeunesse)

Leprix SCAM 2018: une consécration…
En décembre 2018, j’ai reçu ce prix essentiellement pour mon œuvre de traductrice jeunesse. Il est important, car il s’agit d’une reconnaissance publique du statut du traducteur littéraire qui donne une belle visibilité à celles et ceux qui œuvrent dans l’ombre. Vingt ans de travail, 80 titres… des albums, des romans… pour toutes les tranches d’âge… Oui, c’est une belle mise en lumière d’une œuvre en mouvement, très encourageante pour continuer, car, en effet, c’est un métier solitaire…

En projet?
Je viens de terminer un roman de Jozua Douglas chez Albin Michel Jeunesse: Comment transformer son père en chien. Je traduis actuellement un roman pour Bayard, le troisième d’Anna Woltz en quelques années. J’adore suivre ainsi «mes» auteurs d’un livre à l’autre.
Et puis, je vous livre ce scoop: je vais retraduire le texte intégral… d’Alice au pays des merveilles pour un beau livre illustré par Valeria Docampo pour Alice Jeunesse. Moi qui aime le nons-ens, je suis aux anges!

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Couverture de «Comment transformer son père en chien» (©Albin Michel Jeunesse)

[1] Le double fond.
[2] Suivront Celtitude (1999), Sarah Malcorps (2001) et Je ne te mangerai pas tout de suite (2015).
[3] Paru en 1990 en Flandre et en… 2013 en français chez Alice Jeunesse.
[4] Alice Jeunesse, 2016.
[5] Alice Jeunesse, 2019.
[6] «Nos âmes se parlent en silence» est plus poétique que «nous n’avons pas besoin de mots»…
[7] Alice Jeunesse, 2010.

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Illustration d'auteur

Emmanuèle Sandron

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