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Lectures d’enfants, lectures d’adultes: Le Petit Prince de Saint-Exupéry

Après une brève présentation de la Fondation pour le Petit Prince de Jean-Marc Probst et d'un cours consacré à ce texte à l'Université de Lausanne, le présent article propose un parcours dans la pluralité des lectures qu'il recèle. Une façon de lire et d'analyser l'œuvre est notamment suggérée, qui prend en compte une perspective historique et invite à considérer le texte et le contexte en relation.

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Camille Schaer
17 mai 2019

La planète suivante était habitée par un collectionneur. Celui-ci se tenait assis derrière un bureau chargé de livres. Dans son dos s’élevait une immense bibliothèque. «Ah! Voilà la visite d’un jeune lecteur!» dit-il quand il aperçut le Petit Prince.
«Bonjour, tu as beaucoup de livres. Que fais-tu avec tous ces livres?
- Je les collectionne.
- Pourquoi les collectionnes-tu?
- Parce que c’est ma passion. Je possède des milliers d’éditions différentes de ce livre très fameux: Le Petit Prince de Saint-Exupéry.
- Que racontent ces livres?
- Ils racontent le voyage d’un Petit Prince qui quitte sa planète et part à la découverte d’autres planètes. Tout au long du périple le menant à la Terre, il apprend à connaître une fleur, un renard, ainsi que des «grandes personnes».
- Oh! J’ai aussi fait la connaissance de grandes personnes avant d’arriver ici, mais je les trouve décidément très bizarres. Que dit le Petit Prince à leur propos?
- Son histoire montre que, souvent, elles ont oublié un secret très simple, mais très important. Ce secret est révélé par le renard.
- Et quel est ce secret?
- Il est bien plus que quelques mots. Le livre entier le contient comme un trésor. Je ne peux l’exprimer, car il résonne de façon singulière dans le cœur de chaque lectrice et de chaque lecteur. Pour découvrir ce secret, il faut lire le texte de près.»

Prenons le temps de lire attentivement Le Petit Prince[1]

Le «collectionneur»: Fondation de Jean-Marc Probst

C’est en Suisse, et plus précisément dans le canton de Vaud, que le Petit Prince a rencontré «le collectionneur». Jean-Marc Probst, créateur de la Fondation pour le Petit Prince (2012) possède la plus grande collection du monde. Déjà fasciné par ce livre étant adolescent, il possède aujourd’hui une bibliothèque comprenant presque 5000 éditions du Petit Prince de Saint-Exupéry. Il entreprend chaque année de mandater de nouvelles traductions, dans le but de faire connaître cet ouvrage au monde entier. La collection est non seulement l’occasion de faire rayonner l’œuvre et de la rendre accessible aux chercheur·e·s des quatre coins du globe, mais également d’organiser des «rencontres liées à [sa] promotion».[2]

Ingénieur en mécanique de formation, actuellement Directeur et Président du Conseil d'administration de l’entreprise Probst Maveg SA (Crissier, Suisse) – l’un des leaders suisses dans la vente de machines de chantier[3] –, Jean-Marc Probst construit un bel avenir pour sa collection. Il a le projet de créer à Lausanne un espace consacré à la littérature de jeunesse, qui abriterait cette dernière, ainsi qu’une exposition permanente sur le Petit Prince[4].

Une visite du site internet de la collection[5] – présenté en français, anglais, espagnol et allemand – montre la richesse des parutions suscitées par l’ouvrage de Saint-Exupéry: des traductions effectuées dans 390 langues et dialectes, près de quarante livres en braille, des formats particuliers, tels que des mini-livres (de la taille d’une pièce de cinq francs) ou encore des livres pop-up. Quelle diversité à découvrir!

Le Petit Prince à l’Université de Lausanne

Après sa visite auprès du collectionneur, le Petit Prince s’invite à l’Université de Lausanne, où un séminaire lui est consacré au semestre de printemps 2019. Ute Heidmann, titulaire de la chaire de Littératures comparées, Myriam Olah, maître assistante dans la même discipline, et Jean-Michel Adam, linguiste et spécialiste du récit, proposent d’examiner le texte de Saint-Exupéry en relation avec le contexte particulier de la Seconde Guerre mondiale. Par le biais de la comparaison du texte et de ses nombreuses traductions, il s’agit d’explorer l’actif relationnel et interculturel du Petit Prince de Saint-Exupéry, c’est-à-dire «le potentiel sémantique et créatif qui se déploie quand plusieurs langues et cultures interagissent dans la création et la réception d’une œuvre littéraire»[6].

Ce séminaire, ouvert aux membres des trois bureaux de l’Institut suisse Jeunesse et Médias (Lausanne, Bellinzone, Zurich), aux membres de l’association Jeunesse et Médias.AROLE et aux bibliothécaires scolaires du Canton de Vaud, débouchera sur une série de trois conférences publiques données en automne 2019, dont nous annoncerons les sujets et dates ultérieurement.

Lire le monde des adultes depuis le point de vue d’un enfant

Les textes et images qui se situent au seuil de l’histoire du Petit Prince, comme les pages de couvertures, les pages de titre internes ou encore la dédicace, ont un impact considérable sur la façon de lire le texte de Saint-Exupéry. Cette partie de l’article se destine à examiner la dédicace «A Léon Werth», qui constitue un véritable programme de lecture, de par la réflexion qu’elle engage, entre autres, sur le(s) destinataire(s) de l’œuvre.

A Léon Werth.

Je demande pardon aux enfants d’avoir dédié ce livre à une grande personne. J’ai une excuse sérieuse: cette grande personne est le meilleur ami que j’ai au monde. J’ai une autre excuse: cette personne peut tout comprendre, même les livres pour enfants. J’ai une troisième excuse: cette grande personne habite la France où elle a faim et froid. Elle a bien besoin d’être consolée. Si toutes ces excuses ne suffisent pas, je veux bien dédier ce livre à l’enfant qu’a été autrefois cette grande personne. Toutes les grandes personnes ont d’abord été des enfants. (Mais peu d’entre elles s’en souviennent.)
Je corrige donc ma dédicace:

A Léon Werth
quand il était petit garçon.[7]

La question du destinataire est complexe dans ce texte qui révèle d’emblée une ambivalence: l’auteur s’y adresse aux enfants, tout en dédiant le livre à un adulte. Le «je» énonciateur justifie ce choix en trois temps: il fait appel au lien d’amitié qui le lie à son dédicataire, à la capacité de compréhension remarquable de celui-ci (qui comprend même les livres pour enfants), ainsi qu’aux conditions de vie difficiles auxquelles son ami doit faire face. Pour toutes ces raisons, Le Petit Prince est présenté comme un moyen de consoler l’ami. Bien que le recours à la triple justification laisse supposer que dédier un livre adressé aux enfants à une «grande personne» implique une incohérence, Saint-Exupéry crée en réalité une mise en scène[8] fictive dans laquelle il place soigneusement différentes instances (Léon Werth en tant qu’adulte, Léon Werth «petit garçon», le «je» énonciateur, les enfants). En conduisant progressivement le lecteur ou la lectrice de la première dédicace (A Léon Werth), qu’il fait passer pour spontanée, à la seconde dédicace (A Léon Werth quand il était petit garçon), qu’il qualifie de «corrigée», Saint-Exupéry met également en scène le processus de sa pensée. Cette mise en scène rend l’œuvre digne de l’attention d’un lectorat qui dépasse les frontières entre les âges: il s’adresse aux enfants, et également à tous les adultes qui, comme Léon Werth et lui-même, se souviennent avoir été enfants.

Au chapitre premier, le narrateur fait justement appel à un souvenir d’enfance: il relate l’incapacité des adultes à comprendre ses premiers dessins. Selon lui, les enfants possèdent une habileté particulière à la compréhension et les adultes peuvent apprendre au contact de ceux-ci («Les grandes personnes ne comprennent jamais rien toutes seules, et c’est fatigant, pour les enfants, de toujours et toujours leur donner des explications…», p. 10). Dans cette optique, les rôles de l’éducateur et de l’apprenant s’inversent et le point de vue de la «grande personne» n’est plus l’unique façon de lire une œuvre, ni d’appréhender le monde. Effectivement, l’histoire du Petit Prince montre que la coopération entre ces différents points de vue enrichit la perception de chacun.

Le narrateur continue, au fil des chapitres suivants, de valoriser la connaissance du monde propre au regard de l’enfant. Cette connaissance peut passer par la «fiction» puisque, selon lui, les enfants considèrent volontiers comme «vraies» les histoires commençant par «Il était une fois».

J’aurais aimé commencer cette histoire à la façon des contes de fées. J’aurais aimé dire:
«Il était une fois un petit prince qui habitait une planète à peine plus grande que lui, et qui avait besoin d’un ami...» Pour ceux qui comprennent la vie, ça aurait eu l’air beaucoup plus vrai.
Car je n’aime pas qu’on lise mon livre à la légère. J’éprouve tant de chagrin à raconter ces souvenirs. (p. 20)

L’aviateur aurait voulu que son histoire ait les apparences d’un conte de fée. Toutefois, le subjonctif passé utilisé dans ce passage démontre qu’une telle mise à distance n’est pas possible dans son cas. Le chagrin éprouvé au moment de la restitution des souvenirs requiert en effet un certain type de lecture, apte à prendre en compte la dimension de la souffrance: «Je n’aime pas qu’on lise mon livre à la légère». Cet avertissement porte l’attention sur la pluralité des modalités de lecture, mais également sur le fait que certaines lectures sont plus en mesure de répondre aux attentes du narrateur (derrière lequel on perçoit la figure de l’auteur). Si la lecture «à la légère» n’est pas encouragée, cela signifie-t-il qu’il faut lire de manière «sérieuse»? Pourtant, ce terme n’a pas bonne presse auprès du Petit Prince, qui l’entend prononcer par des grandes personnes, souvent affairées au point d’en oublier sa présence. Il qualifie ces personnes de «tout à fait extraordinaires» (p. 49). En réalité, «le Petit Prince [a] sur les choses sérieuses des idées très différentes des idées des grandes personnes» (p. 48). Il ne pose pas le même regard sur ce qui l’entoure. Saint-Exupéry invite donc les «grandes personnes» à ne pas se détourner de l’œuvre, sous prétexte qu’elle n’est pas sérieuse, mais au contraire à s’y intéresser de près. Le Petit Prince encourage à aller plus loin que l’enveloppe des mots. En effet, «si ce conte pour enfants a l'air de convier à l'insouciance, il impose gravité et profondeur»[9], commente la spécialiste de littérature de jeunesse Anne-Isabelle Mourier.

L’expression de la crainte que le livre soit lu «à la légère» favorise une lecture entre les lignes, tout en faisant écho au secret du renard, ainsi qu’aux multiples exhortations à ne pas s’en tenir aux apparences. Le boa peut contenir un éléphant; la caisse, un mouton; la terre, des graines (de fleurs ou de baobabs); le désert, un puits; la maison, un trésor. Afin de dénicher toutes ces ressources, il est nécessaire de poser sur les choses le regard d’un enfant. Mais que représentent la graine ou le puits pour les lecteurs·trices d’alors, pour celles et ceux d’aujourd’hui? Telles les graines de fleurs dissimulées au plus profond de la terre ou le trésor enseveli sous la maison, la richesse de l’œuvre n’est ni nécessairement perceptible immédiatement, ni figée et immuable. Pour Mourier, «au-delà des aventures, il est clair que Saint-Exupéry communique un point de vue sur le monde, s'efforçant beaucoup moins de développer notre imaginaire que d'éveiller notre esprit critique»[10].

En effet, qui mieux qu’un personnage distant de par son jeune âge et son origine lointaine, en réalité parfaitement extérieur à la planète Terre, qui donc mieux que le Petit Prince peut poser un regard critique sur le fonctionnement de celle-ci? «Comprendre moins, être ingénu, rester stupéfait sont des réactions qui peuvent nous aider à voir davantage, à saisir une réalité plus profonde, plus naturelle»[11], écrit l’historien Carlo Ginzburg au sujet des procédés littéraires qui instaurent une distance[12] entre le narrateur et son récit. Le Petit Prince, qui a encore tout à découvrir, ne réfrène jamais sa curiosité et interroge constamment les personnages qu’il rencontre. Lors de notre lecture de «grande personne», pourquoi ne prendrions-nous pas exemple sur la manière de percevoir le monde du Petit Prince?

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@ Editions Gallimard

Lectures plurielles pour comprendre la toilette de la planète

Le Petit Prince s’occupe méticuleusement de sa planète: il ramone régulièrement ses volcans et arrache les pousses de baobab tous les jours. «C’est une question de discipline [...]. Quand on a terminé sa toilette du matin, il faut faire soigneusement la toilette de la planète» (p. 23). Inscrite dans un ouvrage destiné (également) à la jeunesse, une telle phase n’est pas anodine, d’autant plus qu’elle est accentuée par les propos du narrateur un peu plus loin: «Quand j'ai dessiné les baobabs, j'ai été animé par le sentiment de l'urgence» (p. 24).

De toute évidence, l’injonction à «faire la toilette de sa planète» n’évoque pas les mêmes idées, ni les mêmes images pour le jeune lectorat et pour le lectorat adulte. La planète, au-delà de sa fonction d’astéroïde fictif, peut faire référence, plus globalement, au monde extérieur, à notre environnement, tout autant qu’à l’intériorité de chacun·e, à son «chez-soi». Le Petit Prince a été ré-énoncé un très grand nombre de fois depuis sa parution à New York en 1943: les différentes éditions, traductions, et même – pourrait-on dire – toute nouvelle lecture constituent des «ré-énonciations»[13] inscrites à chaque fois dans un lieu et une époque spécifiques, qui impliquent une signification renouvelée. Or, dans ce foisonnement de Petits Princes, on peut distinguer de multiples lectures possibles, toutes dignes d’intérêt: des lectures d’enfants, des lectures d’adultes (parmi eux celles des professionnel·le·s de la lecture). Il peut être intéressant de demander au jeune lectorat ce que signifie pour lui «faire la toilette de sa planète». Il y aurait d’ailleurs fort à parier qu’à l’époque où la problématique du réchauffement climatique est omniprésente, on interprète l’acte de nettoyage dans une perspective écologique, bien que ce ne soit pas, selon toute vraisemblance, une préoccupation de Saint-Exupéry. Certaines interprétations actualisantes nous informent davantage sur le contexte présent que sur celui dans lequel s’inscrit l’œuvre. A mon sens, une mise en perspective des lectures d’aujourd’hui et de celles d’autrefois est une façon de transmettre la complexité de l’œuvre, ce qui est fondamental pour la formation des jeunes lectrices et des jeunes lecteurs.

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@ Editions Gallimard

Texte et contexte en relation: lire les baobabs, la rose et le désert

Dans le cadre de la discipline des Littératures comparées, la mise en relation du texte et de son contexte d’émergence est primordiale – rappelons que Le Petit Prince paraît simultanément en langues française et anglaise le 6 avril 1943 à New York. Mourier se réfère à la Seconde Guerre mondiale lorsqu’elle émet plusieurs hypothèses pour interpréter l’avertissement concernant les mauvaises pousses de baobab:

La mise en garde engage à déjouer toutes les formes de possession à notre insu. On y devine tous les terrifiants et irréversibles visages de l'aliénation, nommés successivement «drame», «catastrophe», «danger»: fanatisme? totalitarisme? nazisme? matérialisme? culte des faux dieux?[14]

De même que la nécessité de déraciner régulièrement les baobabs, celle de ramoner son volcan fait écho aux vices des grandes personnes. A la lecture du chapitre sur le personnage ridicule du roi (qualifié non seulement de «monarque absolu», mais encore de «monarque universel», p. 39), l’adulte lecteur songe aux totalitarismes qui, lors de la parution du livre, ravagent plusieurs pays d’Europe.

Dans une perspective historique, la mise en dialogue du Petit Prince avec d’autres textes de Saint-Exupéry s’avère indispensable. La «Lettre à un otage»[15], publiée en 1944, et la «Lettre au général "X"»[16], écrite en juillet 1943 et publiée en 1948, offrent notamment des clés de lecture précieuses. La première, composée pour l’ami et dédicataire du Petit Prince Léon Werth (bien que celui-ci ne soit pas nommé explicitement) constitue une réflexion sur le voyage et la migration, ainsi que sur l’amitié qui lie les deux hommes. Saint-Exupéry y confie l’angoisse qu’il éprouve au sujet des êtres chers qu’il laisse derrière lui en quittant l’Europe – comme le Petit Prince se sépare de sa fleur qui n’est munie que de quatre épines pour se défendre –: «Le sort de chacun de ceux que j’aime me tourmente plus gravement qu’une maladie installée en moi. Je me découvre menacé dans mon essence par leur fragilité»[17]. Le sort de Léon Werth, le meilleur ami qu’il ait au monde, le tourmente en particulier parce qu’il est juif.

Celui qui, cette nuit-ci, hante ma mémoire est âgé de cinquante ans. Il est malade. Et il est juif. Comment survivrait-il à la terreur allemande? Pour imaginer qu’il respire encore j’ai besoin de le croire ignoré de l’envahisseur, abrité en secret par le beau rempart de silence des paysans de son village. Alors seulement je crois qu’il vit encore.[18]

Cette dernière phrase renvoie inévitablement et tragiquement à l’excipit du Petit Prince: «Demandez-vous: "Le mouton oui ou non a-t-il mangé la fleur?" Et vous verrez comme tout change... Et aucune grande personne ne comprendra jamais que ça a tellement d’importance!» (p. 93). En adoptant exclusivement le point de vue de l’adulte – incapable de voir un éléphant dans un boa –, la triste réalité que révèle l’œuvre à demi-mot n’est, selon le narrateur, en aucun cas perceptible.

Tout comme la rose et le mouton, le désert est susceptible de se référer à des éléments du contexte de parution du Petit Prince. Dans la «Lettre à un otage» et la «Lettre au général "X"», Saint-Exupéry évoque son rapport ambivalent au désert. La première lui permet de revenir sur son attachement à ce lieu. Bien qu’il ne soit, à première vue, «que solitude et dénuement»[19], l’aviateur considère ses trois années dans le Sahara comme «les plus belles qu’il ait vécues»[20]. De nombreux passages entrent en résonnance avec les aphorismes énoncés par le Petit Prince et le renard. Dans la seconde lettre, le désert n’est plus abordé que comme une image de l’isolement de l’être humain. La tristesse qu’éprouve Saint-Exupéry devant le «terrible désert humain»[21] et sa haine pour son époque s’y expriment. Pour lui, l’homme, qui manque de «signification spirituelle»[22], meurt de soif: «On ne peut plus vivre de frigidaires, de politique, de bilans et de mots croisés, voyez-vous! On ne peut plus. On ne peut plus vivre sans poésie, couleur ni amour»[23]. Ce constat mène à une douloureuse nécessité: «Il faut absolument parler aux hommes»[24]. Ces derniers semblent constituer une source d’inspiration pour les personnages caricaturaux du businessman, de l’allumeur de réverbère ou encore du géographe. Voici comment Saint-Exupéry décrit «l’homme d’aujourd’hui»:

L’homme châtré de tout son pouvoir créateur et qui ne sait même plus, du fond de son village, créer une danse ni une chanson. L’homme que l’on alimente en culture de confection, en culture standard comme on alimente les bœufs en foin.[25]

Plus loin dans la lettre, Saint-Exupéry questionne: «Que peut-on, que faut-il dire aux hommes?»[26]. Au-delà de la singularité du premier lecteur à qui Saint-Exupéry dédie son œuvre, Léon Werth, on perçoit plus globalement «l’homme», c’est-à-dire l’être humain. Le Petit Prince constitue-t-il une tentative de donner à boire à l’homme qui meurt de soif?

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@ Editions Gallimard

Les lecteurs que sont l’éditeur et le préfacier

J’ai choisi, dans cette partie, d’examiner quelques différences entre l’édition Gallimard du Petit Prince (2000), qui est celle que j’ai lue étant enfant, et l’édition de Bompiani (2017), qui publie encore actuellement la première traduction en italien, réalisée par Nini Bompiani Bregoli en 1949[27]. Tandis que la dédicace à Léon Werth ouvre l’édition française de Gallimard, l’édition italienne entre en matière avec une préface de Nico Orengo, écrivain, journaliste, poète et auteur de comptines pour enfants. Détonante pour son adresse à un lectorat adulte, cette préface propose une clé de lecture particulière. L’édition italienne en question offre un cas intéressant de «reconfiguration générique». La comparatiste Ute Heidmann nomme ainsi le geste d’un·e auteur·e, lecteur·trice, éditeur·trice ou d’une autre instance, qui inscrit nouvellement un texte dans une «pratique générique»[28] différente.

La préface de Nico Orengo permet d’illustrer ce concept. En effet, l’écrivain y donne son point de vue sur «l’inscription générique»[29] de l’œuvre: «Le Petit Prince est un récit autobiographique» (Il Piccolo Principe è un racconto autobiografico[30]). Suite à cette affirmation forte, d’ailleurs étayée par la présence d’une «Note biographique», il argumente en mentionnant les similitudes observables d’une part entre le Petit Prince et Saint-Exupéry et d’autre part entre le narrateur-aviateur et son «homologue» réel. Une même tendance à rougir entre le Petit Prince et l’auteur est évoquée. Orengo bâtit aussi un parallèle entre l’âge estimé du petit protagoniste et celui auquel l’écrivain a perdu son père (six ans, également l’âge du premier dessin). Le parallèle entre l’aviateur-narrateur et l’aviateur-auteur est plus immédiatement perceptible. Le personnage de l’aviateur et le Petit Prince représenteraient deux facettes de Saint-Exupéry. Le premier aurait eu la chance de rencontrer le second, tout droit venu de la planète de l’enfance, ce qui lui aurait permis de ne pas oublier. Orengo va plus loin en établissant un parallèle entre la morsure du serpent qui rend possible le retour du Petit Prince sur son astéroïde et la mystérieuse mort de Saint Exupéry, survenue le 31 juillet 1944, quelques mois après la publication du livre. Le pilote disparaît alors qu’il survole la Baie des Anges, au large de Saint-Raphaël.

Couvertures
@ Editions Gallimard, 2000 et @ Tascabili Bompiani, 2017

La mise en relation des deux départs pour un autre monde explique à mon avis le choix de l’illustration de couverture de 2017 – qui diffère notamment de l’illustration de la première édition italienne. Tandis que celle du texte en français représente le Petit Prince sur sa planète, le regard perdu dans l’espace, celle du texte italien montre l’évasion de la planète rendue possible grâce à une «migration d’oiseaux sauvages». En sélectionnant cette image, l’éditeur renvoie à la préface d’Orengo et met en avant le désir de (s’en)voler, tout comme celui de quitter sa planète – un désir qui unirait le Petit Prince et Saint-Exupéry. L’ajout d’une telle préface implique une lecture très différente de celle qui avait été prévue initialement par l’auteur. Ré-énoncé dans un autre contexte et dans une autre langue (et ici notamment inscrit dans une nouvelle configuration générique), le texte de Saint-Exupéry est doté d’une signification différente, qu’on peut mettre en comparaison (sans pour autant les hiérarchiser[31]) avec celle qui se dégage du texte premier.

La naissance d’une nouvelle étoile

Dans cet article, j’ai cherché à mettre en avant la propension du texte à offrir, lors de chaque «ré-énonciation», des interprétations nouvelles, selon le type de lecture, l’époque, la culture et la langue. Lecteur·trice enfant, lecteur·trice adulte, chercheur·e, éditeur, préfacier: chacun·e possède son point de vue sur l’ouvrage et participe de cette ré-énonciation. Les baobabs, la rose et le désert peuvent être considérés comme autant d’éléments issus d’un «conte de fée»; on ne le reprochera pas aux enfants. Dans une optique comparatiste, les «grandes personnes» qui souhaitent partager leur expérience de lecture avec de jeunes lecteurs·trices pourront replacer le texte dans son contexte historique et être à l’écoute de la préoccupation de Saint-Exupéry qui craint qu’on lise son livre «à la légère».

La prise en compte de textes contemporains du même auteur est un moyen d’accorder au Petit Prince une attention particulière, éloignée de celle qu’on pourrait accorder, selon Saint-Exupéry, à un conte de fées. Toute l’œuvre de l’aviateur révèle une quête de sens et une façon de «parler aux hommes». Il revient à ceux-ci d’accueillir le(s) message(s) non seulement avec les yeux, mais surtout avec le cœur; de lire non pas «à la légère», mais de chercher ce qui se dissimule entre les lignes grâce à une lecture attentive. De lire avec un «sérieux» qui n’est ni celui du businessman, ni celui de l’allumeur de réverbère, mais bien le sérieux qui nous invite à considérer l’allumage du réverbère comme la naissance d’une nouvelle étoile.

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@ Editions Gallimard

Bibliographie

Œuvres

Saint-Exupéry, Antoine de, Le Petit Prince, avec des aquarelles de l’auteur, Gallimard, 2000 [1946].

Saint-Exupéry, Antoine de, Il Piccolo Principe, con le illustrazioni dell’autore, traduction de Nini Bompiani Bregoli, préface de Nico Orengo, Giunti editore, 2017 [1949].

Saint-Exupéry, Antoine de, «Lettre à un otage», in Ecrits de guerre 1939-1944 avec la Lettre à un otage et des témoignages et documents, préface de Raymond Aron, Paris, Gallimard, 1982 [1944], p. 327-344.

Saint-Exupéry, Antoine de, «Lettre au général "X"», in Un sens à la vie, Textes inédits recueillis et présentés par Claude Reynal, Paris, Gallimard, 1956, p. 219-231.

Etudes

Ginzburg, Carlo (1998): «Straniamento. Preistoria di un procedimento letterario», in Occhiacci di legno: nove riflessioni sulla distanza, Milan, Feltrinelli, p. 15-39.

Ginzburg, Carlo (2001): «L’estrangement. Préhistoire d’un procédé littéraire», in A distance. Neuf essais sur le point de vue en histoire, traduction de Pierre-Antoine Fabre, Paris, Gallimard, nrf, p. 15-36.

Heidmann, Ute (2017): «Que veut et que fait une comparaison différentielle? Entretien avec Ute Heidmann, propos recueillis par Jean-Michel Adam & David Martens», Interférences littéraires / Literaire interfenrenties, n° 20, p. 149-175

Heidmann, Ute (2015): «L’efficacité heuristique du concept de scénographie pour l’étude comparative des contes», in J. Angermuller et G. Philippe (dir.), Analyse du discours et dispositifs d’énonciation. Autour des travaux de Dominique Maingueneau, Limoges, Lambert Lucas, p. 147-156.

Mourier, Anne-Isabelle (2001): «Le Petit Prince de Saint-Exupéry: du conte au mythe», Etudes littéraires, vol 33, n° 2, p. 43-54, URL: https://www.erudit.org/fr/revues/etudlitt/2001-v33-n2-etudlitt2269/501292ar/

Article en ligne

«Le "Petit Prince" aura son espace à Lausanne», 24 heures, Vaud et Régions, publié le 05.01.2018, URL: https://www.24heures.ch/vaud-regions/petit-prince-espace-lausanne/story/24377975

Sites internet

«Petit Prince collection», site géré par Jean-Marc Probst, URL: http://www.petit-prince-collection.com/index.php

«Probst Maveg», site de l’entreprise de Jean-Marc Probst, URL: https://probst-maveg.ch/fr


[1] L’épisode de la visite du Petit Prince sur la planète du collectionneur a été rédigé par mes soins.
[2] Informations extraites du site «Petit Prince Collection» de Jean-Marc Probst. URL: http://www.petit-prince-collection.com/index.php
[3] Site «Probst Maveg». URL: https://probst-maveg.ch/fr
[4] Article «Le "Petit Prince" aura son espace à Lausanne», 24 heures, Vaud et Régions, publié le 05.01.2018, URL: https://www.24heures.ch/vaud-regions/petit-prince-espace-lausanne/story/24377975
[5] Site «Petit Prince Collection».
[6] Phrase extraite du descriptif du cours.
[7] Saint-Exupéry, Antoine de, Le Petit Prince, avec des aquarelles de l’auteur, Gallimard, 2000 [1946], p. 7. Dorénavant seul le numéro de page entre parenthèses figurera dans le texte.
[8] Voir le concept de «scénographie», élaboré par Dominique Maingueneau, et dont l’efficacité a notamment été démontrée par Ute Heidmann dans son article «L’efficacité heuristique du concept de scénographie», in J. Angermuller et G. Philippe (dir.), Analyse du discours et dispositifs d’énonciation. Autour des travaux de Dominique Maingueneau, Limoges, Lambert Lucas, p. 147-156.
[9] Mourier, Anne-Isabelle (2001): «Le Petit Prince de Saint-Exupéry: du conte au mythe», Etudes littéraires, vol. 33, n° 2, p. 43, URL: https://www.erudit.org/fr/revues/etudlitt/2001-v33-n2-etudlitt2269/501292ar/
[10] Ibid., p. 47.
[11] Ginzburg, Carlo (2001): «L’estrangement», in A distance: neuf essais sur le point de vue en histoire, Paris, Gallimard, p. 26. Texte original: «Capire meno, essere ingenui, restare stupefatti sono reazioni che ci possono portare a vedere di più, ad afferrare qualcosa di più profondo, di più vicino alla natura» (Ginzburg, «Straniamento. Preistoria di un procedimento letterario», in Occhiacci di legno: nove riflessioni sulla distanza, Milan, Feltrinelli, 1998, p. 25).
[12] Dans son essai intitulé «Straniamento. Preistoria di un procedimento letterario», Ginzburg passe en revue plusieurs procédés littéraires destinés à instaurer une distance entre un observateur et le monde qu’il décrit. Il donne notamment l’exemple du Micromégas de Voltaire, où la planète Terre est décrite par deux géants originaires de Sirius et de Saturne, ainsi que celui de la nouvelle de Tolstoï intitulée Le Cheval (Холстомер), où le point de vue est assumé, comme son nom l’indique, par un équidé.
[13] La comparaison d’un texte tel qu’il est paru lors de sa première émergence avec sa ou ses «ré-énonciations» ultérieures permet, pour Ute Heidmann, d’explorer «la relation dynamique et créatrice de sens entre texte et contexte» (Heidmann, (2017): «Que veut et que fait une comparaison différentielle? Entretien avec Ute Heidmann, propos recueillis par Jean-Michel Adam & David Martens», Interférences littéraires / Literaire interfenrenties, n° 20, p. 162
[14] Mourier, op. cit., p. 48.
[15] Saint-Exupéry, Antoine de, «Lettre à un otage», in Ecrits de guerre 1939-1944 avec la Lettre à un otage et des témoignages et documents, Paris, Gallimard, 1982, p. 327-344.
[16] Saint-Exupéry, Antoine de, «Lettre au général "X"», in Un sens à la vie, Textes inédits recueillis et présentés par Claude Reynal, Paris, Gallimard, 1956, p. 219-231.
[17] Saint-Exupéry, «Lettre à un otage», op. cit., p. 334.
[18] Ibid., p. 334.
[19] Ibid., p. 332.
[20] Ibid., p. 332.
[21] Saint-Exupéry, «Lettre au général "X"», op. cit., p. 224.
[22] Ibid., p. 225-226.
[23] Ibid., p. 226.
[24] Ibid., p. 227.
[25] Ibid., p. 229.
[26] Ibid., p. 231.
[27] Elle a été rééditée par Giunti Editore en 2017.
[28] Ute Heidmann préfère parler de «pratique générique» plutôt que de «genre» car le concept est «plus opératoire pour l’optique plurilingue et interculturelle qui est la [sienne]». Il lui semble nécessaire de rendre ce concept «plus dynamique, de l’appréhender moins comme une catégorie, mais davantage comme une fonction et comme une activité» (Heidmann, Ute (2017): «Que veut et que fait une comparaison différentielle?», p. 169).
[29] Pour une définition du concept d’inscription générique, se référer à l’article d’Ute Heidmann «Que veut et que fait une comparaison différentielle?», p. 169-170.
[30] Préface de Nico Orengo, Il Piccolo Principe, con le illustrazioni dell’autore, trad. de N. Bompiani Bregoli, Giunti editore, 2017 [1949], p. V.
[31] L’importance d’instaurer un «rapport non-hiérarchique» lors de l’acte de la comparaison est souligné par Ute Heidmann dans son article «Que veut et que fait une comparaison différentielle?», p. 173.


Vignette de l'article: «Le petit prince (chapitre XXI). Dessin pour impression. Encre, crayon et aquarelle [1943. Illustration extraite de Saint-Exupéry, Antoine de, Du vent, du sable et des étoiles: œuvres. Edition établie et présentée par Alban Cerisier, Gallimard, Quarto, 2018. @ Editions Gallimard 

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