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Plutôt que d’apporter des réponses, Antje Damm préfère poser des questions

Ricochet a rendu visite à l’auteure-illustratrice de La visite, qui, selon le New York Times, est l’un des 10 meilleurs albums de 2018. Portrait d’une créatrice qui allie humour et philosophie.

Antje Damm - Littérature jeunesse- Livre jeunesse - Illustration - auteur jeunesse - Allemagne
Dominique Petre
5 mars 2019
Antje Damm - Livre jeunesse - littérature jeunesse - Allemagne
Antje Damm avec deux versions du même livre : «Dis-moi» et «Frag mich !» (© Dominique Petre)

Antje Damm revient juste d’une tournée en Bavière, 13 rencontres en quatre jours et demi dans des écoles et des bibliothèques, elle est un peu fatiguée et sa voix est enrouée, mais on la sent satisfaite. Antje Damm ne peut se résoudre à refuser des invitations de personnes qui s’engagent au quotidien à promouvoir la littérature jeunesse. Et pourtant, avec le succès grandissant qu’elle connaît en Allemagne et au-delà, elle va devoir apprendre à dire non aux nombreuses sollicitations, ne fût-ce que pour pouvoir continuer à faire son métier: «imaginer des livres pour enfants».

Antje Damm travaille sur la maquette de La visite  (
Antje Damm travaille sur la maquette de «La visite» (© Antje Damm)

La visite, un album récompensé à New York et traduit en français
À un peu plus de 50 ans, Antje Damm comptabilise une trentaine d’albums à son actif, qu’elle n’a pas seulement imaginés mais également réalisés. «En 18 ans, cela ne fait même pas une moyenne de deux livres par année, je ne fais sûrement pas partie des auteurs les plus prolifiques», commente-t-elle modestement. En omettant de préciser qu’elle fait sans doute partie des plus intéressants. Son album Der Besuch, paru en allemand en 2015 aux éditions Moritz et disponible depuis 2018 sous le titre La visite aux éditions Astrid Franchet, a été repris dans la prestigieuse sélection des dix meilleurs albums de l’année 2018 réalisée conjointement par la bibliothèque publique de New York et le New York Times.

L'éditrice schilikoise Astrid Franchet a eu le coup de foudre pour «La visite», qu'elle a publié en français (© éditions Astrid Franchet)
L'éditrice schilikoise Astrid Franchet a eu le coup de foudre pour «La visite», qu'elle a publié en français (© éditions Astrid Franchet)

Cette consécration venue de l’autre côté de l’Atlantique et surtout cette seconde traduction en français d’un album de l’artiste allemande devraient permettre au public francophone de découvrir le talent et la diversité du travail d’Antje Damm.

Antje Damm est invitée par la bibliothèque de New York
Antje est invitée par la bibliothèque de New York et «La visite» est sacré un des 10 meilleurs albums de 2018  (© Antje Damm)

La visite, qui a fait craquer le jury new-yorkais tout comme l’éditrice schilikoise, raconte la métamorphose d’une vielle femme. Élise est seule et elle a peur de tout; elle ne quitte jamais sa maison. Mais un jour, un avion de papier entre par la fenêtre. Et le lendemain, Élise reçoit la visite du jeune Émile…
La visite est un superbe album tant pour son contenu (une rencontre intergénérationnelle qui change tout) que pour sa forme (un décor de maison de poupée en papier, bricolé et photographié par Antje Damm). Mais il n’est guère représentatif de l’ensemble de la bibliographie de la créatrice de livres pour enfants allemande: la plupart de ses albums allient collages, dessins ou photos et questions existentielles. Plutôt que de donner des réponses aux enfants, Antje Damm préfère leur poser de bonnes questions.

«Que fais-tu mieux que tes parents?», «Quel chemin connais-tu par cœur?», «Où aimes-tu te cacher?», «Qu’as-tu ramené comme souvenir de voyage?». Voilà quelques-unes des 108 questions de Frag mich! (Moritz Verlag, 2002) ou Dis-moi (Kaléidoscope, 2005). Sur la page de gauche, une question, sur celle de droite, une image, qui peut être un dessin, une photo ou un collage. «L’idée de l’illustration n’est pas de donner LA réponse mais de faciliter le premier pas vers la réflexion en montrant une réponse possible parmi d’autres», insiste Antje Damm. Un exemple: en face de la question «À quoi reconnais-tu que tu grandis?», une photo de chaussures de bébé.

Une double-page de Dis-moi
 Une double-page de «Dis-moi» (© Kaléidoscope)

Questionner permet d’évoluer dans la compréhension du monde
Antje Damm serait-elle plutôt philosophe? Parmi ses livres malheureusement non traduits en français, on retrouve le thème de la relativité des choses (Ist 7 viel? [Est-ce que 7 c’est beaucoup?][1], 2003), du temps (Alle Zeit der Welt [Tout le temps du monde], 2007), du néant (Nichts und wieder nichts [Rien du tout], 2009), du mensonge (Echt wahr? [Vraiment?], 2014) ou de la nature (Was wird aus uns? [Qu’adviendra-t-il de nous?], 2018). Pense-t-elle que les grandes questions du monde préoccupent les plus jeunes? «On est toujours étonné des réflexions des enfants qui, à mon avis, sont, très petits déjà, capables de philosopher», explique l’auteure. Persuadée que «seul celui qui questionne peut évoluer dans la compréhension du monde», Antje Damm entend, par le biais de ses albums, «juste donner un petit coup de pouce à des enfants dont la capacité de réflexion fonctionne déjà très bien». «Les adultes ont tendance à expliquer le monde et à donner des réponses» affirme-t-elle, «alors qu’un questionnement commun, après avoir ouvert au hasard une double-page de Dis-moi, par exemple, peut être extrêmement enrichissant pour l’enfant comme pour l’adulte».

A-t-elle elle-même été poussée à réfléchir petite? Née en 1965 à Wiesbaden, en Allemagne, Antje Damm qualifie en tout cas son enfance d’«heureuse». Elle est tombée toute petite dans la littérature de jeunesse: «Ma maman était enseignante et elle achetait énormément de livres, y compris des titres d’auteurs francophones un peu déjantés comme Etienne Delessert. Du côté allemand, j’adorais l’histoire de l’oie de Karline (Karlines Ente) ou les livres de F. K. Waechter, notamment, surtout ceux à compléter, sorte d’ancêtres des livres de gribouillage à la mode aujourd’hui.»

Les albums préférés d'Antje Damm enfant et un dessin qu'elle a réalisé à l''age de 9 ans
Les albums préférés d'Antje Damm enfant et un dessin qu'elle a réalisé à l''age de 9 ans (© Antje Damm)

Antje Damm étudie l’architecture à Darmstadt et à Florence avant de commencer à faire ce «métier de rêve». Mais après la naissance de sa première fille en 1994 (elle en a quatre), la jeune maman qui a toujours aimé dessiner commence à réaliser des livres pour ses enfants. Une connaissance lui conseille d’envoyer ses ébauches à des éditeurs («que ce que je faisais puisse être publié ne me serait jamais venu à l’esprit») et tout de suite, l’hameçon prend: Atlantis, un éditeur suisse, publie trois livres et Markus Weber des éditions Moritz l’invite à continuer à lui envoyer ses projets. C’est lui qui publiera Frag mich! en 2002, le titre qui lui permet de percer véritablement et de laisser tomber la profession d’architecte «pour un autre métier de rêve», précise-t-elle en souriant.

Une visite dans une boulangerie avec ses filles est à l’origine de La visite
D’où Antje Damm tire-t-elle son inspiration? «Elle me vient souvent par hasard, d’observations que je fais ou de personnes que je rencontre», répond-elle. L’idée pour La visite lui serait ainsi venue… de courses avec ses filles dans une boulangerie! «Mes jumelles devaient avoir neuf ans environ, et alors que la file était très longue et les gens déjà passablement énervés, elles ont mis tout leur temps à choisir une pâtisserie qui convienne à chaque membre de la famille. Leurs réflexions à voix haute ont complètement transformé l’ambiance qui régnait dans cette boulangerie, les gens ont commencé à sourire de plus en plus largement. C’est cela qui m’a donné l’impulsion pour faire un livre dans lequel un enfant changerait une ambiance et une situation du fait de sa manière d’être, sans même s’en apercevoir».

Antje Damm lors d'un atelier dans une école
Antje Damm lors d'un atelier dans une école (© Dominique Petre)

Pour Dis-moi, Antje Damm s’est inspirée d’une «liste de ce qu’un enfant de 7 ans devrait avoir fait» élaborée par la pédagogue allemande Donata Elschenbroich. Un enfant de 7 ans devrait ainsi avoir aidé à changer la couche d’un bébé, s’être promené dans un cimetière, pouvoir raconter trois blagues ou devinettes ou même être déjà tombé dans une rivière! Une énumération moins problématique si on ne la prend pas comme un contrôle par rapport à ce qu’a expérimenté ou non un enfant de cet âge mais par rapport aux possibilités que lui ont offert ceux qui sont en charge de son éducation.

Mais son inspiration vient surtout de sa propre jeunesse: «J’ai adoré l’enfance et j’ai ce don de pouvoir y replonger sur commande. Souvent, les gens pensent que ce sont mes filles qui m’inspirent, mais en fait je me nourris de ma propre enfance, je puise dans mes souvenirs qui sont restés très vifs. Peut-être mes livres constituent-ils une tentative de retenir ce temps passé».

À ceux qui pensent qu’imaginer des livres pour enfants relève plus du hobby que du travail, l’artiste rétorque: «Souvent je sais de quoi je veux parler mais il me manque l’étincelle, l’idée qui met tout en place. Cette phase dans laquelle il faut s’accrocher et continuer à retourner un thème dans tous les sens pour trouver l’accès juste est un dur labeur, car je suis de nature plutôt impatiente».

Un exemple d'inspiration autobiographique : Petite Catherine, que va-t-on faire de toi ?
Un exemple d'inspiration autobiographique : «Petite Catherine, que va-t-on faire de toi ?» (© Antje Damm)

L’Illustration est davantage un moyen qu’une fin en soi
«Parfois je trouve dommage de ne pas avoir eu de formation en illustration mais peut-être est-ce une chance, car je n’ai pas un seul style», explique l’auteure. Et effectivement, c’est la diversité qui caractérise l’œuvre d’Antje Damm, qui considère l’illustration plus comme un moyen que comme une fin en soi. «L’image doit remplir son rôle d’illustrer le propos, de le compléter ou d’emmener le lecteur plus loin. Pour moi ce rôle est plus important que la qualité de l’illustration elle-même; je ne suis pas une très bonne photographe mais je n’hésite pas à utiliser un cliché pas tout à fait net d’un album de famille s’il peut servir le propos.»

Diversité de styles, mais aussi diversité de genres: outre ses albums philosophiques et ses théâtres de papier, Antje Damm a également écrit quelques premières lectures, souvent d’inspiration autobiographique comme Regenwurmtage [Les jours du ver de terre] (2011) ou Kiki (2012). Elle aime jouer, et pas seulement avec ses lecteurs, puisqu’elle réalise également des jeux pour la firme MeterMorphosen, comme un drôle de memory ou une sorte de domino de la ville pour lequel ses talents d’architecte se sont probablement révélés utiles.

Kiki, une histoire d'inspiration biographique et des jeux de sociétés réalisés par Antje Damm
«Kiki», une histoire d'inspiration biographique et des jeux de société réalisés par Antje Damm (© Hanser et MeterMorphosen)

Pourtant, malgré cette hétérogénéité apparente, il existe un ton toujours présent dans les livres d’Antje Damm, qui ne manque pas d’humour et qui prend l’enfant très au sérieux.

Tous ses albums sont des hymnes à la tolérance, avec des héros qui ne rentrent pas dans le moule comme la petite Catherine, si originale que sa maman s’inquiète (Kathrinchen, was soll bloß aus dir werden? [Petite Catherine, que vas-tu donc devenir?], Beltz, 2004), une chauve-souris qui vit la tête en bas (Fledolin, verkehrt herum [Fledolin la tête en bas], Gerstenberg, 2006), un réfugié amphibien qui vient perturber le quotidien d’une famille de souris (Und plötzlich war Lysander da [Et tout d’un coup Lysandre était là], Moritz, 2018), ou un ours qui attend son ami Goliath comme on attend Godot, la confiance en plus (Warten auf Goliath [Goliath se fait attendre], Moritz, 2016).

Mais surtout, tous les livres de l’auteure-illustratrice allemande invitent à la réflexion. À l’instar du jeune Émile de La visite qui, avec son avion de papier, fait entrer vie et couleurs dans la maison grise d’Élise, Antje Damm, avec ses albums, amène vie et couleurs dans les têtes pensantes des enfants, mais aussi des plus grands.

La différence et la confiance : Fledolin et Goliath se fait attendre
La différence et la confiance : «Fledolin» et «Goliath se fait attendre» (©Gerstenberg et Moritz) 

[1] Les titres entre crochets n’ont pas été publiés en français pour le moment, nous les avons traduits littéralement.

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