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Licia Chery, de la télévision à l’édition

On la connaissait déjà chanteuse, animatrice à la RTS et créatrice de livres pour enfants. Mais la jeune femme a décidé d’ajouter une corde à son arc en fondant les Éditions Visibles. Elle désire y proposer ses histoires de «Tichéri», mais aussi les ouvrages de différents autrices et auteurs, tous destinés à sensibiliser petits et plus grands à la diversité sociale et à l’importance de l’inclusion.

Article Licia Chery
Véronique Kipfer
20 décembre 2023

Licia Chery est de celles qui vivent à trois cents à l’heure: aucun projet ne lui fait peur – et aucun ne lui résiste. C’est ainsi qu’en sus de l’enregistrement de trois albums en tant que chanteuse, de son rôle d’animatrice de l’émission «C’est ma question!» sur la RTS, ainsi que de la création de trois livres pour enfants - pour l’instant -, elle a lancé sa propre maison d’édition, les Éditions Visibles, en fin d’année passée. Et depuis quelques mois, par un extraordinaire effet boule de neige, ses ouvrages et projets suscitent soudain l’engouement général. «C’est vrai qu’il est en train de se passer quelque chose d’incroyable!, s’émerveille-t-elle, après m’avoir accueillie à la gare d’Annemasse pour me conduire chez elle. Au départ, ça a pourtant été très compliqué de susciter l’attention. J’ai envoyé une quantité de livres dans les médias, accompagnés d’un gentil mot personnalisé, mais sans succès. Je me souviens même d’un journaliste qui m’a félicitée poliment pour mon livre en autoédition, sans prendre en compte la création des Éditions Visibles.»

Licia Chery et ses trois livres
Licia Chery et ses trois livres sur les aventures de Tichéri (© Véronique Kipfer)

Du blocage à la rupture de stock
C’est Queen Mama, son amie et l’illustratrice de ses livres, qui trouve la solution: estimant que Licia Chery «a quelque chose qui la bloque», elle lui conseille d’affirmer à haute voix que la situation va s’améliorer. «Je l’ai fait haut et fort plusieurs fois, et ça peut paraître bizarre, mais le lendemain, lors d’une dédicace chez Payot, nous avons fait carton plein! Les vendeurs ont même dû courir dans une autre succursale pour aller chercher des livres supplémentaires, et nous avons arrêté notre dédicace deux heures plus tard, parce que nous étions en rupture de stock.», s’amuse la jeune éditrice, avant d’entonner gaiement Le Paradis Blanc de Michel Berger, qu’elle est en train d’écouter dans sa voiture.

Nous arrivons devant son immeuble et montons chez elle, où nous attend déjà une belle assiette de cookies sur la table du salon. «Tu veux un thé? En fait, je ne sais pas si j’ai beaucoup de choix… une tisane de thym, ça te dit?» Puis, une fois l’eau chaude versée, le réflexe de maman de deux petits enfants prenant le dessus: «Tu attends un peu avant de boire, d’accord!». Une fois bien installées sur les canapés, elle récapitule l’historique des Éditions Visibles: «Quand j’ai commencé à écrire les histoires de Tichéri, je voulais parler de la différence, de la discrimination, et sensibiliser les plus jeunes à la diversité sociale et à l’importance de l’inclusion. Mais je n’ai pas trouvé d’éditeur. Je me suis alors dit que ce serait intéressant de créer une maison d’édition dont la mission serait, d’une part, de proposer des livres dans lesquels tous les enfants sont différents, que ce soit par leur culture, leur origine ou leur expérience de vie, et qu’ils puissent se voir comme des héros, alors qu’ils ne sont généralement pas mis en avant. Et d’autre part, de donner aussi la parole à différents auteurs et autrices qui vivent ou ont vécu le même type de situation.»

Des demandes de tous côtés
Depuis, les articles s’enchaînent et les demandes pleuvent. «Je vais faire une collaboration avec l’hospice général sur la thématique des enfants migrants, afin d’expliquer le terme. Car ce dernier est un peu confus, je trouve: on parle toujours des migrants comme si c’était une masse, et j’aimerais leur redonner leur humanité et leur individualité. Nous avons aussi le projet de faire un livre sur les enfants dont les parents bénéficient de l’aide de l’hospice, qui sont parfois ostracisés à l’école.»

Le Canton de Genève l’a également contactée, afin qu’elle puisse présenter ses livres dans les classes – un projet qui l’enthousiasme particulièrement, et pour lequel elle prévoit «d’offrir un travail clé en mains, avec des fiches pratiques». «Le fait que Tichéri entre à l’école est absolument magnifique, car à partir de là, je pourrai aller présenter les livres en bénéficiant d’un soutien officiel.» Mais l’engouement public pour ses projets ne s’arrête pas là: les librairies Payot lui ont également demandé d’animer une discussion avec des enfants et OLF, le centre de distribution multimédia, lui a proposé de gérer dorénavant la diffusion de ses ouvrages. «Maintenant, tout va prendre une autre ampleur, s’émerveille la jeune femme. Car mes livres seront partout: dans les kiosques, les supermarchés, je me réjouis tellement!».

Tichéri dans cinq langues
N’étant toutefois pas du genre à se reposer sur ses lauriers, et toujours bouillonnante d’idées, elle a déjà prévu d’«ouvrir le marché» et a fait traduire ses livres en anglais, allemand et en espagnol. Elle prévoit également une version italienne, de manière à pouvoir toucher tout le pays et au-delà. «C’est important d’être prête quand les demandes arrivent, souligne-t-elle. Même si ces traductions doivent rester dans des cartons un certain temps, je pourrai les proposer quand ce sera le bon moment.»

Tichéri
Les histoires de Tichéri ont été traduites en allemand, en anglais et en espagnol. Une version italienne est prévue. (© Éditions Visibles)

Tout en gérant ce travail d’édition, Licia Chery a prévu d’enrichir son catalogue avec les ouvrages d’autres autrices, comme celui de la footballeuse suisse, qui y raconte son parcours à la fois sportif et personnel. Mais aussi avec Mon rêve à portée de pieds de Sandrine Bilz, qui raconte l’histoire d’un enfant né avec les pieds bots – «une amie à moi a vécu cette situation avec son fils». Elle propose déjà sur son site un très beau livre de coloriage, publié à titre posthume et créé par l’une de ses amies qui, touchée par le cancer, a imaginé des pages doubles à enjoliver en famille, afin d’apprivoiser ensemble l’idée de la maladie.

Campagne de financement
Pour financer tous ces ouvrages porteurs de sens, l’artiste genevoise a d’abord pioché dans ses économies. Elle vient également de lancer une campagne de financement participatif sur We Make It[1], qui permettra de donner un bel essor aux Editions Visibles, mais permettra aussi aux donateurs de bénéficier de cadeaux aussi joyeux et inspirés que celle qui les offre: cartes de vœux colorées, dessin inédit, vous en personnage illustré et intégré dans les prochaines aventures de Tichéri, une rencontre avec l’autrice ou avec Coumba Sow, etc.

Mais malgré cette avalanche de projets, elle n’en oublie pas son rôle d’autrice pour autant. Elle a ainsi prévu une nouvelle histoire de Tichéri pour le Salon du livre, en mars prochain: «Ce sera Les lunettes magiques, qui expliqueront comment chacun voit le monde à travers ses propres lunettes, son propre filtre. Mon but a toujours été que les livres de la collection «Tichéri» soient une série, qui puisse me permettre de parler de sujets variés - que je prépare à chaque fois avec des spécialistes de la petite enfance. Et je ne désire pas que l’histoire soit vue uniquement du point de vue d’une petite fille noire, mais de celui de n’importe quel enfant, face à toutes les situations à laquelle il peut être confronté. Ainsi, un prochain livre racontera comment Tichéri perd une amie dans un accident de voiture. L’an dernier, une petite fille est décédée d’un cancer dans l’école de mon fils, et je me suis dit qu’on parlait très rarement des morts subites, inattendues. Pourtant je pense que si on aborde ce genre de sujet avant, cela permet de l’expliquer plus sereinement. Car lorsqu’on est touché sur le moment, on en parle de manière altérée.»

prochain livre
Licia Chery en préparation de son prochain livre et un livre de coloriage publié aux Éditions Visibles (©Véronique Kipfer, © Éditions Visibles)

Expliquer la mort
C’est ainsi que pour sa part, elle a utilisé son film de Disney préféré, Le Roi Lion, pour parler de la mort à Elias, son fils maintenant âgé de 5 ans: «Quand Simba dit à Mufasa: «On sera toujours ensemble», et que son père lui répond qu’il ne sera pas toujours là, c’est important de faire comprendre à l’enfant ce que cela signifie. C’est finalement aussi devenu le film favori d’Elias qui, à trois ans, chantait déjà toutes les chansons par cœur, en français et en allemand! On est d’ailleurs allés voir la comédie musicale à Hambourg, il a adoré!». Contre le mur, un tableau avec de nombreuses photos est là pour rappeler la magie de cette excursion familiale.

Roi Lion
Souvenirs de l'excursion familiale pour voir la comédie musicale du Roi Lion (© Véronique Kipfer)

Je me rappelle soudain que lors d’un entretien effectué avec elle il y a deux ans, elle me confiait «fonctionner comme un calendrier»: «quand il y a une case vide, il faut que j’y mette quelque chose», m’expliquait-elle alors. Mais dorénavant maman de deux bouts de chou – Elias et Aïden, un an et demi -, comment diable fait-elle pour allier la chanson, son métier d’animatrice, ses multiples tâches d’auteure, le lancement de sa maison d’édition et sa vie de famille? Elle considère ma question avec sérieux: «C’est vrai que c’est un véritable challenge, car j’ai énormément à faire. L’émission en tant que telle est gérable, car elle ne représente que vingt pour cent de mon temps: on tourne une semaine sur un jour, ce qui me prend deux jours toutes les deux semaines. J’ai aussi la chance d’avoir beaucoup d’aide: Olivier, mon compagnon, est très soutenant, et j’ai aussi ma famille et ma sœur qui sont toujours là pour me donner un coup de main si nécessaire. J’essaie de toujours donner la priorité à mes enfants et durant ces deux dernières années, j’ai appris à laisser une case libre, plutôt que de toutes les remplir: ça donne une marge de manœuvre en cas d’imprévu. J’essaie aussi de me limiter à deux activités dans la journée. Et je viens de prendre une décision difficile: j’avais prévu un album pour l’an prochain, mais je ne vais pas le faire, et juste enregistrer une chanson ici et là, quand j’aurai le temps.»

Et d’ajouter, d’un air songeur: «Depuis toute petite, je me suis toujours sentie très différente des autres. J’avais l’impression que mon cerveau ne fonctionnait pas de la même manière, qu’il tournait à cent à l’heure. J’ai appris il n’y a pas longtemps que j’ai un trouble déficitaire de l’attention, qui engendre le fait que mon cerveau n’arrive jamais à terminer l’action qu’il avait lancée. C’est parfois très compliqué à gérer, car je perds sans cesse mes clés, mon portemonnaie, et je n’arrive pas à me reposer quand je le devrais. Mais j’ai remarqué que dès que je fais quelque chose que j’aime, j’arrive à aller jusqu’au bout sans problèmes. Et je me rends de plus en plus compte que la gestion des Editions Visibles représente ce que j’aime faire et ce qui me passionne le plus. Cette maison d’édition est le condensé de tout ce que j’ai vécu jusqu’à présent, et un mélange de ma personnalité: mon trouble de l’attention, et ma créativité.»

Une grande sœur invisible
Mais d’où vient ce nom de Tichéri, l’héroïne de ses histoires? Est-ce celui qu’on lui donnait quand elle était petite? Elle rit: «Non! En Haïti, on a tendance à donner un prénom à l’enfant, qu’on n’utilise jamais ensuite! On lui attribue souvent un surnom, ou alors un diminutif de son prénom avec «Ti» avant. Moi, c’était Ticia. J’ai inventé Tichéri, en me disant que c’était sympa et mignon et que cela pourrait parler aux petits comme aux grands. Ce qui est drôle, c’est qu’elle a pris une telle place dans notre famille, que mon fils a dit à tout le monde qu’il avait une grande sœur!» Puis, malicieuse: «Moi, j’ai un rapport au temps très particulier et j’imagine souvent que je parle avec la petite fille que j’étais. Alors j’adore l’idée que mon fils parle de Tichéri comme de sa sœur! Je me dis d’ailleurs que je ne vais pas garder celle-ci à sept ans toute sa vie, mais que je la ferai peu à peu grandir, pour que les collections évoluent en fonction de l’intérêt des différentes tranches d’âge.»

Portrait de Licia Chery et son fils. (© Véronique Kipfer, © Véronique Kipfer)
Portrait de Licia Chery et son fils. (© Véronique Kipfer)

En me levant pour prendre congé, je questionne encore Licia Chery sur une photo accrochée au mur, que j’ai admirée durant tout l’entretien: un grand portrait d’elle enceinte, regardant avec amour Elias qui embrasse son ventre. «Elle représente exactement ce que je désire, commente-t-elle avec feu: que mes enfants soient fiers de moi, et qu’ils se disent que je leur ai appris à être qui ils voulaient.» Puis, soudain très émue, elle ajoute: «Les gens voient mon succès, mais moi, j’ai toujours une crainte: que tout cela ne soit qu’un feu de paille. On ne peut pas savoir à l’avance, et alors tous mes sacrifices auront été vains. J’ai un parcours de vie que beaucoup n’auraient pas choisi, mais c’est un héritage que je veux laisser à mes enfants: j’aimerais qu’ils comprennent qu’ils sont libres de faire ce qui leur plaît. Et qu’en recourant à leur créativité, ils pourront faire beaucoup.»


[1] Campagne de crowdfunding: http://wemakeit.com/projects/les-editions-visibles

Visitez le site de Licia Chery: www.liciachery.com

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