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Dominique Rateau

1 mai 2005

Orthophoniste-thérapeute du langage et de la communication en institutions spécialisées pendant vingt ans, Dominique Rateau parcourt les bibliothèques, les crèches, les milieux scolaires et familiaux, partageant sa passion et ses lectures à voix haute avec petits et grands. Cette fervente lectrice d'albums a mené une mission de livres-petite enfance au sein du Centre régional des Lettres en Aquitaine, (aujourd'hui l'ARPEL, l'Agence régionale pour l'écrit et le livre en Aquitaine) pendant près de 15 ans. Auteur de Lire des livres à des bébés et Des livres d'images pour tous les âges publiés en 1998 et 2001 dans la collection Mille et un bébés chez Erès, Dominique Rateau tient par ailleurs la rubrique Des livres et des bébés dans la revue Spirale dirigée par Patrick Ben Soussan. Formatrice, conférencière, animatrice de séminaire, membre fondatrice de l'Agence nationale des pratiques culturelles autour de la littérature jeunesse-Quand les livres relient, Dominique Rateau aime inoculer son "virus" et transmettre sa passion à tous les médiateurs du livre et de la lecture. Interview.


Ricochet : Avant trois ans, on voit parfois les tout-petits prendre les livres en main et faire "semblant de lire" ? Que font ils ? Comment interprétez-vous ce geste ?


Dominique Rateau :
Ils lisent, ils observent, ils imitent, ils interprètent… Ils lisent d'autant plus qu'ils ont déjà partagé cette expérience de lecture avec un adulte, ou un plus grand qu'eux. Ils lisent au sens où Alberto Manguel parle de la lecture à la page 19 de son livre Une histoire de la lecture publié par Actes Sud en 1998. Alberto Manguel décrit durant plusieurs lignes tout ce qui se lit dans la vie. Par exemple l'astronome qui lit une carte d'étoiles disparues... le joueur de cartes qui lit l'expression de son partenaire avant de jouer la carte gagnante... les parents qui lisent sur le visage du bébé des signes de joie, de peur, ou d'étonnement... le fermier qui lit dans le ciel le temps qu'il va faire -tous partagent avec le lecteur de livres l'art de déchiffrer et de traduire des signes écrit-il. Et il rajoute un peu plus loin : Tous, nous nous lisons nous-mêmes et lisons le monde qui nous entoure afin d'apercevoir ce que nous sommes et où nous nous trouvons. Nous lisons pour comprendre ou pour commencer à comprendre. Alors oui, assurément, les tout-petits lisent !


Ricochet : Quelles sont dans l'acquisition du langage les grandes étapes auxquelles il faut être sensible ? Quels sont les premiers sons que l'enfant entend ? Et à partir de quel âge les comprend-t-il ?


Dominique Rateau :
Les grandes étapes de l'apprentissage du langage sont dans tous les manuels de puéricultures, mais ce ne sont que de grandes étapes. Ce ne sont que des repères. Avec les tout-petits, la communication passe d'abord par plein d'autres choses que les mots : gestes, mimiques toucher,… Tous leurs sens sont en éveil ! Puis apparaissent les premiers sons qui ont valeur de mots… On parle parfois de " mots-valises ", parce qu'un seul mot vaut toute une phrase ! Les premiers sons sont entendus très tôt par les bébés. Avant la naissance ! La psychanalyse le pressentait, les sciences cognitives l'ont démontré.


Quant à la compréhension ! La compréhension commence bien avant l'expression ! Mais comment cela fonctionne-t-il chez le tout-petit ? Et chez les adultes ? Êtes-vous bien certaine, vous, de toujours bien comprendre ce que l'on vous dit ? Nous avons tous à faire avec nos imperfections et nos limites quant à l'expression et à la compréhension du langage ! Je suis persuadée que, de même que nous n'en n'avons jamais fini d'apprendre à lire nous n'en n'avons jamais fini d'apprendre à parler. Le plus important est de s'adresser vraiment à l'enfant. À sa personne. Françoise Dolto disait : " Si on s'adresse à un bébé sans s'adresser à sa personne, peu à peu, il n'écoute plus ".

Ricochet : Qu'est-ce que lire pour un enfant de 3 ans ? Lire des images ? Lire des mots ? Faut-il faire une distinction ?


Dominique Rateau :
Je ne sais pas trop ce qui se passe dans la tête d'un enfant de moins de trois ans… Mais je sais que les petits d'hommes ont besoin de mots, de récits, d'histoires… pour construire leur propre histoire. Et dans les livres d'images, il y a des récits, des histoires et la possibilité de découvrir que les mêmes mots et images imprimés ne font pas naître en nous les mêmes histoires !

Ricochet : Que se passe-t-il dans la tête d'un enfant lorsqu'il lit ? Perçoit-il bien le sens de ce qu'on lui lit ou s'en fait-il une image approximative ?


Dominique Rateau :
Je crois qu'il ne se passe pas la même chose dans la tête de tous les enfants, comme il ne se passe pas la même chose dans la tête de tous les adultes. Quand ils lisent silencieusement certains adultes se créent des images, d'autres entendent des sons, d'autres rien de tout cela… Parlez-en autour de vous, vous serez surpris de ce que les adultes décrivent… Alors comment savoir vraiment ce qui se passe dans les têtes de tout-petits qui ne parlent pas encore ? Il faut avant tout accepter ces limites… et la complexité des êtres humains. Il faut tenter la rencontre, comme une aventure et reconnaître que tout cela est à la fois très simple et aussi très complexe.






Ricochet : Quel est le rapport du petit enfant à l'image ? A quelle(s) réalité(s) ces images renvoient-elles ?


Dominique Rateau :
Nous sommes entourés d'images. Nous sommes entourés de choses à voir… Lorsque nous proposons des livres d'images à des enfants nous leur offrons la confrontation avec une " représentation ". Une représentation fixe. C'est important de proposer des représentations fixes aux enfants. Ils peuvent y revenir autant de fois qu'ils le souhaitent. Et ils sont alors en mesure de vérifier qu'il se passe pour eux, en eux, des choses différentes, à chaque fois. Ou les mêmes choses ! Ils peuvent vérifier cela avec les images fixes. Quand le livre est fermé, ils disent souvent " encore ! ". Et nous re-lisons. Nous verbalisons les mots imprimés, fixes eux aussi, laissant libre la lecture des images… Quand ils y trouvent un intérêt, les enfants redemandent les mêmes histoires et ils nous ont appris les bienfaits de la répétition. Tout cela nous inscrit - les tout-petits et nous, adultes - dans un processus intellectuel et affectif complexe.

Ricochet : Quelles sont les difficultés que peut rencontrer un enfant par rapport à un livre ?


Dominique Rateau :
Aucune, je pense. Si les rencontres avec les livres sont "proposées" et pas "imposées". Si elles se font dans un espace de liberté, de convivialité, de respect mutuel et si c'est l'enfant qui choisit (parmi ceux que des adultes ont déjà choisis pour lui !) le livre qu'il a envie d'entendre.

Ricochet : Lire à haute voix des histoires aux enfants, est-ce une démarche importante ? Pourquoi ? Faut-il utiliser certaines techniques ?


Dominique Rateau :
Il n'est pas vraiment question de technique. Pas de technique de lecture en tous les cas. Il est question de regards, d'écoute, d'attention… de confiance aussi. Il est aussi question de désirs, de risques, de partages, de surprises, de doutes, de questions… Surtout, rien de figé ! Il est question de capacité à rencontrer l'autre, à se laisser surprendre… Il est question de vie, donc de mouvement et d'inconnu.

Ricochet : Quelle est selon vous l'importance du son, de la répétition, des rimes, des couleurs dans un album pour la jeunesse ?


Dominique Rateau :
Ce qui est important c'est de repérer si nous sommes en présence d'une œuvre d'artiste. Dans un livre d'images tout est important. Dans un livre d'images tout raconte : les mots imprimés, les images, la matière des images, la mise en page, la typographie, le format, les couleurs… Les livres d'images offrent plusieurs récits entremêlés : les mots racontent, les images racontent. Et comme les mots et les images ne racontent pas exactement la même chose, un autre récit apparaît, inscrit quelque part entre les mots et les images imprimés, favorisant de cette façon, l'accès au symbolique et à la métaphore.

Ricochet : Comment se déroule le passage entre la lecture accompagnée et la lecture autonome ?


Dominique Rateau :
C'est une vaste question ! Nous ne sommes pas du tout certains que les enfants avec qui nous avons partagé des lectures tout-petits vont devenir de " gros lecteurs ", ni même si ils vont apprendre à lire facilement à l'école. Je crois par contre que s'ils ont rencontré de vrais livres, ces enfants savent pour toujours que dans les livres il y a des choses qui les intéressent, qui les touchent, qui leur parlent...

Quant au passage de la lecture accompagnée à la lecture autonome…D'abord, quand le partage de lectures est un vrai plaisir, pourquoi s'en priver, quel que soient nos âges ?

Je crois aussi que le niveau littéraire des premiers romans proposés aux enfants est souvent de bien moins grande qualité que bon nombre d'albums. Peut-être alors que certains enfants n'y trouvent pas leur compte de "lecteur". J'ai aussi observé que bon nombre d'enfants ont du mal à laisser une histoire un soir, pour la retrouver le lendemain… Je n'ai pas vraiment d'explications là-dessus. Mais j'ai souvent constaté que ce passage est difficile.

Je crois aussi qu'il y a des rythmes de vie qui facilitent la lecture et d'autres moins. Je crois aussi que nous lisons plus ou moins selon les moments de la vie. Je crois aussi que beaucoup d'adultes ne lisent pas. Pourquoi veut-on que tous les enfants soient de " gros lecteurs " ?

Ricochet : Quelles sont les expériences que vous avez menées avec les petits ?


Dominique Rateau :
Expérience, n'est pas pour moi le mot approprié. Je rencontre parfois de très petits enfants dans différents milieux : milieux scolaires, crèches, milieux familiaux, avec des assistantes maternelles, et aussi en bibliothèques… Mais je rencontre surtout des adultes qui lisent souvent avec des tout-petits et des familles et nous avons analysé ensemble au cours de groupe de travail ou de séminaires de réflexions ce qui se passe pour les uns ou pour les autres. Nous partageons des observations contradictoires, des paradoxes, des ambivalences… En fait, je passe beaucoup plus de temps à lire à voix haute des livres d'images qualifiés pour les enfants, à des adultes ! Pour leur donner le virus !





Ricochet : Quelles sont vos analyses ou vos réflexions par rapport à l'offre de la littérature de jeunesse ? Pour vous y a-t-il des livres pour tout-petits qui loupent complètement leur cible ?


Dominique Rateau :
Il y a des éditeurs qui font mal leur travail. Ils transforment les livres en produits. Ils ciblent un public : les tout-petits. Les tout-petits et surtout leurs parents. Parce que ce sont les parents qui achètent. Alors ils font des livres qui correspondent à ce qu'ils imaginent que des parents attendent trouver dans des livres qu'ils vont offrir à leurs tout-petits. C'est le serpent qui se mord la queue ! C'est du leurre… Et les contradictions ne gênent pas ces fabricants d'objets de consommation. J'ai vu un jour dans une librairie, un livre qui s'adressait soi-disant à des tout-petits (c'était écrit dessus), mais comme il était fabriqué dans une matière synthétique et que cette matière était soumise à des normes, sur le dos du livre il était écrit en petit : interdit à des enfants de moins de 36 mois ! On est là, très loin des œuvres d'artistes ! On est dans le marketing. Ces objets-là n'ont pas grand intérêt.


Il faut trouver les œuvres d'artistes. Pas les livres pour…, ni les livres sur… Je vous l'ai dit déjà, dans un livre d'images tout raconte : les mots, les images, les blancs, les espaces,… c'est pour cela que de grands artistes font des livres pour les enfants. Parce qu'ils trouvent là un espace de liberté de création unique ! Il faut vraiment chercher les œuvres d'artistes. C'est une question de respect. Pour les artistes et pour les enfants !

Ricochet : La production pour les petits se présente sous différentes formes ( imagier, abécédaire, livres- bain, albums), est-ce important de faire toucher le petit enfant à toutes ces formes ?


Dominique Rateau :
Vous savez comme moi qu'il y a une énorme production. Les tout-petits sont apparus comme un nouveau public et ont ouvert un nouveau " créneau commercial ". Certains éditeurs se sont mis à " produire " des livres pour les petits. Mais pour moi le livre n'est pas un " produit ". Même si il est inscrit dans une économie. Derrière un livre, il y a un ou des auteurs, un éditeur, et puis aussi un diffuseur, un distributeur, un libraire, un bibliothécaire, … et différents médiateurs.

Ce n'est pas l'adulte qui fait toucher un livre à un tout-petit. Un petit qui va " suffisamment bien " a envie de " grandir ", de bouger, de toucher, de découvrir… Il me semble que nous vivons une époque bizarre où les adultes se sont mis à penser que ce sont eux qui apprennent tout aux enfants. Alors que le travail essentiel des adultes est de bien vivre ensemble et d'accompagner leur enfant dans son désir de s'approprier le monde. Accompagner, ne veut pas dire montrer, ni précéder, ni faire faire…

Un tout-petit qui va bien observe le monde, tout le temps. Il n'a pas un instant de repos. C'est pour cela qu'il doit beaucoup dormir. Pour se reposer. Parce que le reste du temps il fait un énorme travail d'observation et d'interprétation du monde qui l'entoure. S'il est entouré d'adultes attentifs, ceux-ci vont l'aider, vont l'accompagner, l'entourer… mais il faut trouver la bonne place. Ni trop, ni trop peu. La bonne mesure. La bonne distance…

J'en reviens donc à votre question. Si le livre proposé à ce tout-petit l'intéresse, il va l'attraper et selon son âge… le mettre à la bouche ! Parce que c'est sa façon à lui, à un certain âge d'entrer en relation avec le monde. Mais une fois qu'il a découvert le livre dans sa réalité physique, à nous de lui transmettre l'autre dimension du livre, en lui lisant. Et là, on met en route nos imaginaires.

Ricochet : Pourriez-vous nous recommander quelques livres pour les tout-petits...


Dominique Rateau :
Non, surtout pas ! Cela irait à l'encontre de ce que j'ai essayé de vous dire tout au long de cet entretien. Les livres, il faut les lire. D'abord pour soi. Pour le lecteur que l'on est, soi. Et puis parmi ces lectures, il va y avoir des livres que nous aurons envie de partager. Avec des grands, avec des petits… L'important c'est que nous ayons envie de les partager. Devenir lecteur, c'est être toujours à la recherche du livre qui va nous questionner, nous révéler, nous surprendre, nous bouleverser… mais pour rencontrer un livre comme cela, il faut en lire beaucoup … et parfois être déçu ! N'hésitez pas à demander l'avis d'un libraire, d'un bibliothécaire… mais ce ne sera qu'un avis. L'avis de quelqu'un qui lit beaucoup de livres, certes, mais seulement un avis ! Il ne vaudra jamais le vôtre…

Ricochet : Eventuellement quelques conseils aux parents...


Dominique Rateau :
Et bien, voilà, j'ai déjà répondu ! Il faut aller en librairie et /ou en bibliothèque, lire des albums, choisir celui que vous aimez et surtout que vous aurez envie de partager avec votre enfant. Car votre enfant est unique et la relation que vous avez avec lui est aussi unique. Et si vous-même n'aimez pas lire ou n'avez pas l'habitude de lire ou ne savez plus lire (parce que la lecture c'est aussi un entraînement… ), allez écouter quelqu'un qui aime partager avec vous et votre enfant des livres et des histoires. Parce que ce qui compte le plus, ce n'est pas de lire des livres à vos enfants, c'est de partager avec eux ces bons moments… Ces moments où il est question des choses importantes de la vie …

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