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Avec une œuvre de fiction, Djaïli Amadou Amal réussit à faire prendre conscience de la réalité 

L’autrice camerounaise revient sur son livre Les impatientes, la condition des femmes et la distinction littéraire à laquelle elle ne s’attendait pas: le Goncourt des lycéens 2020.

Djaili Amadou Amal
Dominique Petre
25 mai 2022

Elle ne peut réprimer un bâillement au début de la rencontre dans une librairie de Francfort-sur-le-Main et explique qu’elle est épuisée au terme d’une tournée marathon de promotion de son livre en Allemagne[1]. Pourtant, à peine la rencontre a-t-elle débuté que Djaïli Amadou Amal, autrice des Impatientes, se ranime complètement. Elle prend en main le déroulement de la soirée, ne laissant à la modératrice que le soin de la traduire en allemand. «Il m’aurait fallu une semaine de tournée en Allemagne de plus pour pouvoir le faire», plaisante-t-elle. On comprend vite que Djaïli Amadou Amal, par sa personnalité, ne pouvait qu’entrer en opposition avec la culture traditionnelle dans laquelle elle est née, au nord du Cameroun. On comprend également pourquoi, dans son pays natal, elle est surnommée «lionne indomptable», une appellation normalement réservée aux joueurs de l’équipe nationale de football.

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L’autrice présente dans la librairie «Weltenleser» de Francfort en 2022 le livre qui lui a permis de remporter le prix Goncourt des lycéens en 2020 (© Dominique Petre © Académie Goncourt / Fnac)

Un roman sur les violences faites aux femmes
Son roman choral Les impatientes, qui raconte l’histoire de trois femmes au nord du Cameroun, est tiré de faits réels et en partie autobiographiques. À 17 ans, Djaïli Amadou Amal a été mariée à un homme qui en avait plus de 50. Mais l’écrivaine s’est également inspirée des vies de sa sœur, de ses cousines et de bien d’autres femmes qu’elle connait. «Je voulais écrire un roman sur les violences faites aux femmes», explique-t-elle. «J’ai commencé par enquêter pendant plus d’un an. Je me suis rendu compte des multiples formes que pouvait revêtir cette violence. On pense aux viols et aux coups, mais souvent c’est plus subtil, la violence peut être de nature esthétique, psychologique ou économique».

Une personne soucieuse de la pérennisation de la culture peule en Afrique de l’Ouest avait rédigé les «Conseils d’un père à sa fille». «Je suis tombée sur ce texte et c’est lui qui m’a servi de fil rouge pour écrire mon roman», explique Djaïli Amadou Amal. Trois femmes s’expriment dans celui-ci, trois «impatientes» qui ne veulent plus accepter ces conseils répétés à chaque mariage. «On ne félicite pas une jeune mariée, on ne lui souhaite pas d’être heureuse mais on lui dit “Munyal!” ce qui signifie à la fois “sois patiente” et “supporte tout”. Ce conseil résume toute la violence», commente l’écrivaine.

Le talent de la lauréate du Goncourt des lycéens 2020, entre-temps sacrée autrice de l’année 2021[2], est de s’immiscer dans trois femmes pour raconter leur situation de leur point de vue. Avec son œuvre de fiction, Djaïli Amadou Amal touche comme des documentaires ou des informations sur la polygamie ou le mariage forcé ne sont jamais parvenus à le faire. Sa plume rend les impatientes si vivantes que lecteurs et lectrices sont forcé·e·s de s’identifier. Et de prendre conscience, au fil du roman, de ce que cela signifie vraiment, au quotidien, de se voir imposer un destin.

Ni contre les musulmans ni contre les hommes
Dès le début de la rencontre dans la librairie francfortoise, l’autrice tient à mettre les choses au clair: «L’islam n’est pas responsable de la discrimination envers les femmes. On retrouve les mêmes habitudes issues d’un système patriarcal dans les autres religions présentes au Sahel. Et dans toutes les couches sociales». De même, Djaïli Amadou Amal déçoit celles qui voudraient entendre un simpliste discours anti-masculin: «Les hommes ne sont pas nos ennemis», assure-t-elle, «ils transmettent – comme les femmes d’ailleurs – le système qu’ils ont toujours connu».

Est-ce donc la culture camerounaise qui serait la grande coupable? Ici aussi, l’autrice nuance. «Le Cameroun a une grande richesse et diversité de cultures et de climats. Ce n’est pas pour rien que l’on dit du pays qu’il est l’Afrique en miniature», explique-t-elle, avant de préciser en souriant: «On dit que si on t’explique le Cameroun et que tu as l’impression d’avoir compris, c’est qu’on te l’a mal expliqué».

Un des buts de l’autrice en écrivant Les impatientes était de faire comprendre aux femmes qu’elles font partie de la reproduction de la violence. «Dans mon roman, toutes les mères demandent à leurs filles de subir ce qu’elles-mêmes ont subi. Elles n’hésitent pas à faire du chantage affectif, suppliant leurs filles de tout supporter pour qu’elles-mêmes ne soient pas répudiées ou pour l’honneur de la famille».

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Infatigable défenseuse des femmes: Djaïli Amadou Amal à Leipzig et à Francfort, où elle reçoit un petit cadeau de la libraire Maria-Lucia Klöcker (© Orlanda © Dominique Petre © Dominique Petre)

«Le premier mari d’une fille devrait être son diplôme»
Évidemment, les pères jouent également un rôle important: «Même ceux qui pensent que le meilleur pour leurs filles est de leur donner très tôt un mari devraient comprendre qu’il est plus intéressant – pour elles, mais aussi à long terme pour eux – de les laisser poursuivre leur scolarité», explique l’autrice. «Je dis souvent que le premier mari d’une fille devrait être son diplôme».

Pour Djaïli Amadou Amal, le mariage précoce et forcé reste la violence principale faite aux femmes au Sahel: «C’est celle qui entraîne toutes les autres et qui concerne trois filles sur cinq dans la région au sud du Sahara». C’est celle que subit la jeune Ramla, première des trois Impatientes, et sa demi-sœur Hindou, mariée à un cousin violent et alcoolique. «On compte sur son caractère calme et docile à elle pour canaliser son énergie à lui. Qu’elle se fasse violer importe peu puisque le viol n’existe pas et encore moins dans le mariage qu’ailleurs», commente l’écrivaine. Enfin, la troisième principale protagoniste du roman, Safira, est une femme de 35 ans à laquelle on explique qu’elle est déjà vieille. Son mari, jusque-là monogame, prend une seconde épouse qui a l’âge de ses enfants.

L’écho du livre en Afrique: au programme des terminales au Cameroun
Quand on l’interroge sur la réception de son livre en Afrique, l’autrice souligne les deux prix reçus avant le Goncourt des lycéens: le prix Orange et celui de la presse panafricaine. «Dans une dizaine de pays d’Afrique nous avons organisé des coéditions du livre pour permettre une meilleure diffusion. J’ai été ravie d’apprendre qu’il est maintenant au programme des terminales au Cameroun».

Djaïli Amadou Amal reste modeste quant à son rôle: «Les groupements de femmes ont toujours existé en Afrique. Ils ne sont pas apparus suite de la sortie de mon livre». Ce qui est nouveau, c’est l’influence des réseaux sociaux: «Chaque fois que l’on me reprochait de ne montrer que les mauvais côtés de ma culture traditionnelle, d’être contre l’islam ou encore d’être instrumentalisée par l’Occident, des tas de femmes prenaient la parole sur les réseaux et me défendaient», sourit-elle. «Il serait présomptueux de dire que la libération de la parole des femmes est due à mon livre, mais il a sans doute joué son modeste rôle».

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Séance de dédicaces à l’issue des rencontres qui se sont tenues à Francfort et à Freibourg et un majestueux portrait de Djaïli Amadou Amal (© Dominique Petre © Bruno Fert © Orlanda)

Le Goncourt des lycéens lui a fait doublement plaisir
Quant au Goncourt des lycéens, elle a été surprise de le recevoir: «Je me disais qu’il fallait une certaine maturité pour comprendre qu’il ne s’agit pas d’une histoire africaine qui ne concernait pas les jeunes d’ici». Car Djaïli Amadou Amal insiste sur la portée universelle de son propos: «En Occident, le mari ne va pas répudier son épouse ou en prendre une seconde, mais s’il la laisse tomber pour une fille plus jeune c’est fondamentalement la même histoire». C’est ainsi que le Goncourt des lycéens 2020 lui a fait doublement plaisir. La distinction littéraire en elle-même l’a ravie, mais aussi ce que ce choix montrait: «que les jeunes étaient conscients de ce qui se passait autour d’eux. Et qu’ils étaient prêts à changer les choses». Si la nouvelle génération devait se révéler aussi impatiente et déterminée que Djaïli Amadou Amal, cela risque de faire mal… ou plutôt beaucoup de bien.


[1] Le 22 mars 2022, veille de son vol retour vers Douala (Cameroun), en clôture d’une tournée de promotion en Allemagne, l’autrice rencontrait ses lecteurs (mais surtout ses lectrices) à la librairie « Weltenleser » de Francfort-sur-le-Main.
[2] Par les lectrices et lecteurs de Livres Hebdo lors des Trophées de l’édition début avril 2022.