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Marie Pavlenko: «La littérature est le lieu où l’on entre en contact avec soi et avec l’Autre.»

Rencontre avec Marie Pavlenko, une autrice féministe et écolo à l’engagement, à la sensibilité et à l’humour incroyablement contagieux!

Hélène Dargagnon
9 mars 2023

Qui est Marie Pavlenko?
D’abord journaliste et scénariste, Marie Pavlenko s’est tournée vers la littérature jeunesse il y a une dizaine d’années. En 2011, elle se fait ainsi remarquer en librairie avec Le livre de Saskia (Scrineo), une trilogie à destination d’un public jeune adulte. S’ensuivent La fille-sortilège (Pré aux clercs, 2013) et Je suis ton soleil (Flammarion jeunesse, 2017), puis Et le désert disparaîtra (Flammarion jeunesse, 2020), romans eux aussi salués par la critique. Marie Pavlenko ne dédaigne pas pour autant la littérature adulte et publie en 2015 La mort est une femme comme les autres (Pygmalion) et, plus récemment, Bientôt minuit (Flammarion, 2021). Si les genres de ses écrits – oscillant entre fantasy, fantastique, écofiction et réalisme – et l’âge de ses lecteurs diffèrent selon ses romans, plusieurs fils rouges les relient les uns aux autres: l’amour de soi et de l’autre, la famille, la transmission, la nature et le temps qui passe. Se plonger dans l’œuvre de cette autrice, c’est faire la connaissance d'héroïnes mues par une rage de vivre et un besoin de repousser les contraintes physiques, sociales ou environnementales, qui, soudain, se présentent à elles. Que ces héroïnes se prénomment Soledad, Déborah, Abigail, Emma ou Dame Nature, qu’elles soient bien ancrées dans le XXIe siècle ou en provenance du futur, elles ont en commun avec leur autrice de nous remuer tripes et méninges, et de nous exhorter à l’expérience du monde, afin de nous faire réagir puis agir au quotidien pour défendre et préserver la nature.

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Portrait de Marie Pavlenko par Pascal Ito (© Flammarion)

Le style Pavlenko: un besoin viscéral d’incarner les mots

Votre parcours d’autrice

Hélène Dargagnon: Pouvez-vous nous parler de votre parcours d’autrice? Quel a été l’élément déclencheur qui vous a poussée à écrire des romans? Pourquoi?
Marie Pavlenko
: Aussi loin que je me souvienne, j'ai voulu écrire des romans. Et par «romans», j'entends des fictions. J'en lisais énormément quand j'étais petite, et ces temps de lecture sont des moments puissants de mon enfance, puis de mon adolescence. Très tôt, je me suis rêvée écrivaine, mais j'habitais en banlieue de Lille, mes parents étaient profs en lycée professionnel. Le monde de l'édition étaient lointain, inaccessible, et écrire (et en vivre!) relevait du fantasme. Un jour, j'ai eu l'occasion de rencontrer Jean-Paul Arif, fondateur des éditions Scrineo. Je lui ai pitché un livre qui n'existait pas auquel je n'avais même pas réfléchi. Il m'a signé un contrat. J'ai été obligée d'écrire.

Pour qui écrivez-vous?
Pour tout le monde. Pour les hommes, les femmes, les non-binaires, les vieux, les trouillards, les fatiguées, les dépressifs, les rigolos, les chieurs, les bienveillantes. J'écris pour les adolescents et les adultes. Je ne pense pas établir de frontières dans mes livres. J'écris aussi des albums et des romans pour les plus petits. Mais j'espère qu'ils sont parfois lus par des adultes, ne serait-ce que pour une lecture à deux.

Pourquoi écrire?
Je pense que j'écris pour partager, pour tenter de faire ressentir ce que j'ai pu ou ce que je peux ressentir en tant que lectrice. Écrire est aussi une nécessité en ce sens que l'écriture m'aide à vivre. Quand j'écris ou que je réfléchis à un roman, j'ai un pied dans la réalité et un pied dans le monde de la fiction. C'est ma façon d'affronter et d'embrasser la vie.

À la fin du roman Un si petit oiseau, vous évoquez le morceau «Fonder» extrait de l’album Odesea, de Secret of Elements, qui vous a bouleversée, car vous y avez perçu un écho à votre livre. En appendice du roman Je suis ton soleil, vous expliquez que les titres des chapitres sont des citations de livres, de poèmes et de chansons. La musique est-elle pour vous source de création? Vous arrive-t-il d’écrire en musique?
Je travaille quasiment toujours en musique. J'écoute des morceaux en relation avec l'atmosphère de ce que je suis en train d'écrire. Si un personnage est flamboyant, dans son attitude ou son vocabulaire, j’écoute des chansons enjouées qui pulsent. Si j'écris un passage plus intimiste, j'écoute une musique dépouillée. Petite, j'ai suivi des cours de solfège, obtenu mon diplôme de fin d'études au Conservatoire national de région de Lille, j'y ai appris la harpe, le piano, j'y ai fait de l'harmonie, de la chorale. Dans une vie parallèle, une autre dimension, je suis musicienne. La musique est constitutive de qui je suis, elle occupe une place énorme dans mon rapport au monde et à l'écriture. D'ailleurs, j'écris et je lis de la poésie comme un écho à la musique, je porte une attention maniaque à la musicalité et au rythme autant qu'aux images.

Vous avez commencé par écrire de la fantasy ou du fantastique (Le livre de Saskia, La fille-sortilège). Or aujourd’hui, vos livres sont marqués du sceau du réalisme et témoignent d’un engagement certain de votre part. Comment expliquez-vous le passage d’un genre à l’autre?
Il s’opère simplement: mes romans proviennent toujours d'une idée de personnage. C'est-à-dire que tout commence avec une petite ébauche, comme une silhouette floue, et ce personnage va déterminer le genre, l'époque, le ton, et la voix du livre à naître. J'ai toujours la même écriture, je ne me travestis pas, mais la voix change en fonction des héroïnes ou des héros principaux. Celle d'une protagoniste de 12 ans comme Samaa n'est pas la même que celle d'Emma qui a 87 ans. Les personnages charrient l'univers et tout ce qui les accompagne.

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Les premiers livres de Marie Pavlenko s'inscrivent dans les genres du fantastique et de la fantasy (© Scrineo, © Pré aux clercs)

En lisant, en écrivant

Vous faites très souvent référence dans vos romans à d’autres livres. Vos héroïnes lisent et dévorent du Cendrars, du Hugo, du Zola ou des livres de cuisine pour Samaa, jeune protagoniste du roman Et le désert disparaîtra. Pourquoi ces clins d’œil à cette littérature patrimoniale? Quel pouvoir a la littérature sur vos héroïnes et sur les lecteurs en général? Quelle lectrice étiez-vous plus jeune? Qui ou qu’est-ce qui vous a donné le goût de lire?
J'ai toujours été une lectrice avide. Évidemment, il n'y avait pas la même offre que celle d'aujourd'hui, mais chez moi, les étagères étaient remplies de bouquins et ma mère m'emmenait souvent à la bibliothèque, à Villeneuve-d'Ascq. J'ai le souvenir d'ouvrir des bandes dessinées, Astérix et Obélix par exemple, et d'être si petite que je ne savais pas comment faire: je lisais la première ligne sur la page de gauche, puis la première ligne sur la page de droite, puis la deuxième ligne sur la page de gauche et la deuxième ligne sur la page de droite, et ainsi de suite. L’histoire n’avait aucun sens et je me demandais comment faisaient mes parents pour comprendre ce truc sans queue ni tête... J'ai des souvenirs de très vieux albums dont certains n'existent plus, je les cachais dans l'armoire de ma chambre et les lisais en cachette le soir. Mon premier amour a été Marlaguette de Gerda Muller (Père Castor, Flammarion, 1952). Et puis, très vite, j'ai lu les romans du Père Castor, avec cette bordure en couleur rehaussée de petits nuages. J'ai aussi découvert Roald Dahl. Tout ce qui me tombait sous la main, je le dévorais. Mon père m'a aidée à cheminer, à pousser les portes de la littérature en me faisant découvrir Le seigneur des anneaux quand j'avais dix ans, puis Niourk de Wul à douze, puis Romain Gary, Marcel Pagnol, Simone de Beauvoir. Je me souviens encore de ces lectures, de mon état d'esprit, des sensations. J'étais goulue, transportée et émerveillée.

Une frontière poreuse entre science et poésie

Dans le roman intitulé Un si petit oiseau, Abigail, invitée par Aurèle, son ami d’école primaire qu’elle retrouve presque par hasard suite à l’amputation de son bras droit, participe à une randonnée ornithologique à la recherche d’un gyapète barbu, «un oiseau aux ailes colossales et effilées» (p.23, Flammarion, réédition 2022) qu’elle a découvert en photo dans un salon de coiffure. Les mentions à des espèces d’oiseaux extrêmement précises sont pléthores dans ce roman. Le lecteur fait aux côtés d’Abi, grâce à Aurèle, la connaissance d’oiseaux à la dénomination aussi pointue, scientifique que poétique. Le troglodyte mignon ou la grive musicienne font office d’épithètes homériques pour les lecteurs ignares en la matière. Pourquoi ce recours précis et exhaustif à ces noms d’espèces, Marie?
Nommer les choses est la façon humaine de les faire exister. Utiliser les noms des espèces, lesquels sont en eux-mêmes extrêmement poétiques, c'est montrer la richesse du monde, élargir la langue donc élargir à la fois la réalité et l'imaginaire. Nous sommes très coupés du vivant dans nos sociétés occidentales contemporaines, et on ne prend pas forcément la mesure de la diversité des espèces. Connaître le vivant, se familiariser avec lui, c'est l'aimer, or on défend et on lutte pour ce qu'on aime. Il me semblait nécessaire de faire exister ces espèces.

Pourquoi cette exigence linguistique qui dément l’idée reçue selon laquelle la langue en littérature jeunesse passerait au second plan?
Parce que j'ai envie de nouer avec mes lecteurs un pacte fondé sur la confiance et le partage. S’ils rencontrent un mot compliqué, ils peuvent le comprendre grâce au contexte. Et peut-être qu'un lecteur sur dix ira en chercher la définition dans le dictionnaire. À celui-là, j’aurai ouvert une porte. Fondamentalement, je me sens plus proche du modèle anglo-saxon: je fais passer le fond avant la forme, même si j'accorde une grande importance à cette forme. Ce qui nous distingue, nous, êtres humains, des non-humains, c'est notre besoin de fiction, notre appétit d'histoires pour déchiffrer le monde et nous déchiffrer nous-mêmes. Donc une bonne histoire est une histoire riche, et c'est la première marche de mon travail. Ensuite vient l'écriture. Je suis une psychopathe du rewriting, je retravaille mes textes un nombre incalculable de fois. J’écris de manière fluide, simple mais pas simpliste. J'aime les phrases qui coulent, limpides, pas les adjectifs qui s'enfilent comme des perles ni les adverbes qui alourdissent. J'aime l'eau claire et les métaphores qui font mouche. Pour tous les âges.

Écrire à plusieurs mains

Pouvez-vous nous apporter, s’il vous plaît, quelques précisions sur le recueil de nouvelles Elle est le vent furieux (Flammarion jeunesse, 2021), auquel ont contribué, à vos côtés, cinq autres autrices: Sophie Adriansen, Marie Alhinho, Coline Pierré, Cindy Van Wilder et Flore Vesco? Comment avez-vous réuni ce collectif d’autrices?
J'avais écrit une nouvelle, celle qui introduit le recueil – c'était d'ailleurs à l'époque la seule nouvelle que j’avais écrite, elle avait été publiée dans le très beau magazine d'imaginaire Bifrost. Pendant que j'étais en train d'écrire Et le désert disparaîtra, je me disais que nous manquions d'histoires en lien avec la catastrophe climatique actuelle, avec le dérèglement et la sixième extinction de masse que nous traversons aujourd'hui (la Terre se vide de sa beauté, de nombreuses espèces disparaissent, la biomasse des insectes en Europe a diminué de 75 à 80 % depuis le début des années 90, et 4% des mammifères sont des animaux sauvages en France). Notre imaginaire collectif est trop pauvre pour nous pousser à réagir. Je me suis souvenue de cette nouvelle et je me suis dit qu'elle pouvait devenir le début d'une histoire, mais je ne voulais pas être seule à l’écrire. J'ai donc contacté des autrices qui étaient ou sont, comme moi, représentées par mon agente Roxane Edouard. Je leur ai fait lire la nouvelle d'introduction. Chacune a réfléchi à une façon de prolonger la première nouvelle en à peu près 40 000 signes et Elle est le vent furieux est né.

Le genre de la nouvelle dont la chute percutante vient apporter tout un éclairage au texte, est-il un genre qui vous convient plus que le roman? N’est-il pas trop frustrant?
La nouvelle est effectivement un format spécial, très anglo-saxon, enfin aujourd'hui, parce qu’il y a eu beaucoup de nouvelles, notamment au XIXᵉ en France. Ce n’est pas le genre dans lequel je me sens le mieux. J'y suis un peu à l'étroit, comme si j’enfilais un costume trois tailles en-dessous de la mienne. J’ai besoin de plus d’espace.

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Écrire à plusieurs mains et collaborer avec des illustrateur·rice·s: des exercices auxquels Marie Pavlenko se prête bien volontiers (© Flammarion jeunesse)

Ce n’est pas la première fois que vous écrivez avec d’autres autrices. En 2018, vous cosignez, avec Carole Trébor, la trilogie Zombies zarbis (Flammarion jeunesse), une trilogie pour des lecteurs de 9-13 ans. Que vous apporte personnellement, en tant qu’écrivaine, ces écritures à quatre ou plusieurs mains? Quelle plus-value en tirez-vous dans vos livres et dans votre quotidien d’autrice?
L'écriture est une activité solitaire et je chéris cette solitude, j'en ai besoin. Pour autant, elle peut parfois devenir pesante, alors dans ces moments-là, je vais à la rencontre des autres. L'expérience peut prendre différentes formes: lorsque je travaille sur une bande dessinée, un roman illustré ou un album, je suis toujours en étroite collaboration avec les dessinateur·rice·s, nous formons une équipe. Prenons par exemple Charamba, hôtel pour chat (Flammarion jeunesse), illustré par Marie Voyelle. J'ai écrit cette série pour elle. Marie est donc la première lectrice du texte. Si elle me fait des retours, j'en tiens compte, je retravaille. Et il m'arrive de donner mon avis sur les dessins. Cette porosité et ce ping-pong permettent d'élargir mes horizons et j'y tiens beaucoup. Je fais aussi partie d'un collectif, «Les Gredins», avec Anne-Gaëlle Balpe, Orianne Charpentier, Yves Grevet, Taï-Marc Le Thanh, Pascal Ruter et Carole Trébor. On se voit régulièrement, on travaille sur des projets, les projets n'aboutissent pas, on recommence. On s'écrit, on s'entraide. C'est merveilleux d'être portée par ce collectif-là.

Des personnages à vif, à un point de rupture

Les héroïnes de vos romans se trouvent très souvent, lorsque le lecteur les rencontre, à une période charnière de leur vie, à un point de rupture, soit, parce qu’elles viennent de vivre un traumatisme, comme Abi qui a perdu son bras, soit parce qu’elles se retrouvent isolées. C’est le cas de Samaa, protagoniste du roman Et le désert disparaîtra qui a quitté son peuple nomade pour s’enfuir dans le désert ou de Soledad (dans Un été avec Albert) qui décide en effet de passer ses vacances d’été dans une ancienne bergerie, avec sa grand-mère, dans un village perdu dans les Pyrénées suite à la séparation de ses parents. Pourquoi avoir mis à l’honneur dans vos romans ces personnages instables ou drolatiques, dont la description ne correspond pas aux canons des héros classiques à la fois policés et invincibles?
J'essaie de créer des femmes ou des jeunes femmes qui ne sont pas réelles mais qui sont «vraies». Elles sont à la fois fortes et fragiles. Les héros policés et invincibles n'existent pas. La littérature n'a d'intérêt que si elle dit la vie, si elle nous raconte, qu'elle est à notre image: nécessairement imparfaite. Nous avons tous des failles, des secrets honteux, des désirs refoulés, des besoins. Un roman est un condensé de la vie, il a une forme de sinusoïde, des pics d'événements joyeux, de rires, puis des abysses de désespoir, de renoncement. C'est ce que j'essaie de bâtir dans mes textes.

Qu’est-ce qui vous attire chez ces personnages extraordinaires, en marge? Que pensez-vous qu’ils puissent apporter aux jeunes lecteurs?
Les marges sont le lieu où l'avenir s'imagine, où un ailleurs, une autre façon de vivre et de voir le monde sont possibles. La marge, c'est la liberté, l'invention. Aujourd'hui, on le voit avec les Zones À Défendre, elles constituent des marges où se dessine une alternative au courant dominant. Elles incarnent des bulles de réflexion, de courage et d'indépendance. Elles sont extrêmement précieuses. Je crois que la liberté est un thème qui me taraude beaucoup. Liberté vis-à-vis de soi, vis-à-vis des autres. Liberté de penser. Liberté d'agir.

Pourquoi, d’ailleurs, avoir choisi de représenter plus d’héroïnes que de héros? Certes des hommes gravitent autour des protagonistes féminines de vos livres (comme l’herboriste Doméné dans Un été avec Albert ou Lucien, le fidèle amoureux d'Emma dans Bientôt minuit) et permettront à ces dernières de se réaliser ou de s’accepter pleinement comme elles sont, mais ils ne sont jamais les héros en titre de vos livres. Est-ce un choix délibéré ou inconscient de votre part?
Les hommes font la littérature depuis la nuit des temps. On se souvient des auteurs masculins. J'ai envie d'écrire ma vision de ce que peut signifier être une femme.

Vos romans donnent une image mouvante, souvent éclatée, de la famille. Quand débute le roman Un été avec Albert, les parents de Soledad se sont notamment séparés il y a peu et sa mamie se remet difficilement du décès de son grand-père. Déborah, protagoniste de Je suis ton soleil, elle, découvre que son père trompe sa mère. Samaa, 12 ans, vit dans une tribu dans laquelle on lui a imposé un destin, seulement les garçons étant autorisés à devenir chasseurs. Seule, elle déconstruit les fondements de sa tribu, en quittant sa mère, en s’enfuyant dans le désert et en décidant de sauver un arbre. Si toutes les héroïnes de vos livres se retrouvent à un moment de leur vie profondément esseulées ou isolées, il n’en demeure pas moins que de loin ou de près, elles restent entourées de leur famille. Des familles souvent certes bancales ou décomposées, mais familles unies par les liens du sang tout de même. Les liens familiaux, est-ce quelque chose qui construit ou déconstruit vos personnages?
Le noyau familial (ou son absence) est le terreau sur lequel nous nous construisons. Évoluer au sein d’une famille, c’est absorber des schémas relationnels, assimiler des places assignées. C'est ce qui nous sculpte de l'intérieur. Qu'on l'aime ou qu'on la rejette, on porte la famille en nous, ou en tout cas, on en porte une partie. On peut s'en éloigner, mais ce n'est pas facile. Donc oui, souvent je parle des liens familiaux. J'essaie d'explorer les différents visages de la famille, ses lacunes, ce qu'elle provoque, comment s'en libérer. Et puis, il y a la famille biologique, certes, mais aussi celle que l'on peut se créer en grandissant: avec une moitié (compagnon ou compagne), des ami·e·s, une communauté. Finalement, la famille est susceptible de prendre des visages multiples. Et c'est au travers de ces différents visages que l'on s'approche de soi. Mes personnages expérimentent ces tensions, ces recherches.

Est-il nécessaire de s’extraire du schéma familial, de s’y opposer, selon vous, pour grandir et devenir soi?
Je ne sais pas s'il faut obligatoirement s'extraire du schéma familial, je dirais plutôt qu'il faut s’en libérer, c'est-à-dire trouver son propre chemin, savoir qui on est, qui on a envie d'être.

Deux éléments principaux vont apporter équilibre et force aux personnages de vos romans: l’amour et l’humour. En tant que lecteurs, on se surprend très souvent à rire alors que vos personnages sont au cœur d’une situation délicate, foutraque ou inextricable. Abi, sur les conseils de ses proches, décide de donner un nom à son moignon, qu’elle nomme très crûment «rognon». Soledad, dans Un été avec Albert, nous apprend dès l’incipit du roman, que son père la surnomme «charogne» du fait de son «haleine de cadavre» quand elle était collégienne! Déborah se sert de l’humour comme arme d’attaque mais aussi comme arme de défense. Elle a d’ailleurs établi une explication scientifique au manque de chance qui l’accable au quotidien qu’elle baptise «le théorème de la scoumoune». Elle est en effet intimement persuadée que «si on réunit trois cents personnes choisies au hasard, qu’on les parque dans un enclos et qu’on balance un pigeon dessus, c’est sur [elle] qu’il se soulagera» (page 26, J’ai lu, 2022). L’humour chez vos héroïnes c’est un para-karma, un répulsif aux mauvaises nouvelles. L’humour est-il, d’après vous, une arme de survie au quotidien?
Plutôt que d'humour, je préfère parler de rire. Car le mot «rire», s’il est synonyme d'«humour», désigne aussi l'acte de rire. Et cet acte de rire, physiologiquement, est assez extraordinaire puisque quand on rit, on fait la même chose que quand on pleure. On expulse de l'air un peu compulsivement puis on en reprend de grandes goulées en inspirant. Le rire et les larmes ont le même effet physique salvateur. Rire, c'est se délivrer et survivre. En riant, on peut tout dépasser. On y puise de la force, de l'entraide, de la connivence. Le rire crée une communauté: on reconnait les gens qui ont le même humour que nous. Rire, c'est être vivant.

Marie Pavlenko
«Un si petit oiseau» et «Un été avec Albert» et «Je suis ton soleil»: trois romans qui font la part belle au rire comme moyen de surmonter les difficultés de la vie (© Flammarion jeunesse)

Rire de tout et de ce qui effraie est ce qui va permettre aux personnages de vos livres de surmonter les accidents de la vie, jolie métaphore pour désigner les épreuves que l’existence nous impose. Associés à l’humour, dans vos livres, l’amour de soi et l’amour de l’autre donnent la force à vos personnages de se reconstruire. Grâce aux relations privilégiées tissées entre Abi et sa tante Coline, entre Abi et Aurèle dont elle tombe progressivement amoureuse, la jeune fille gagne en estime d’elle-même et comprend qui elle est devenue, suite à l’accident tragique dont elle a été victime. Durant cet été dans la vallée d’Ossau, sur fond de thriller fantastique, Soledad fait elle aussi la connaissance de sa grand-mère grâce à ce mystérieux chêne prénommé Albert, que ses grands-parents avaient jadis planté, et partant, elle redécouvre ses racines. L’amour peut-il guérir de tous les maux selon vous?
Dans la vie, on est seul·e, on est seul·e à naître et on meurt seul·e. On peut néanmoins être accompagné·e un bout du chemin; la solitude peut être grignotée par l'amour. Quand j'écrivais Un si petit oiseau, j'étais hantée par la pensée que peut-être, je racontais n'importe quoi: Abi ne pouvait être ni sauvée, ni soutenue ou aidée par Aurel. J’étais poursuivie par l’idée que ce que j’écrivais était peut-être un mensonge. J’ai fait de nombreuses recherches sur Blaise Cendrars. Il avait une femme et un fils avant de partir à la guerre, il a été blessé en septembre 1915, hospitalisé. Puis il est rentré. J'ai entendu une émission de radio qui racontait qu'à son retour, il avait fait une grave dépression, avec pulsions suicidaires. Voilà une route dramatique, difficile, chaotique, qui ressemblait à celle d'Abi (la guerre en moins...). Au bout de deux ans, Cendrars a rencontré Raymone, le grand amour de sa vie. Et c'est à ce moment-là qu'il est vraiment né de ses cendres. Cette réalité m'a confortée dans l’idée que l’amour donne une force qui permet parfois de traverser les bouleversements les plus terribles.

Un engagement féministe et écologiste

On sent dans vos livres un profond respect teinté d’amour inconditionnel pour la nature sauvage. Vous êtes passionnée par les oiseaux, les insectes, les arbres et les plantes et engagée dans de nombreuses associations qui luttent pour protéger la nature. Et après la lecture des romans Un été avec Albert et Un si petit oiseau, après un détour dans la vallée d’Ossau ou après une randonnée ornithologique dans les Alpes, on a envie de d’adhérer derechef à une Ligue pour la protection des oiseaux locale et de prendre sac à dos et jumelles pour étudier les oiseaux. Pourquoi partager cette passion avec vos lecteurs?
Je sais que des lecteurs ont adhéré à la LPO après avoir lu Un si petit oiseau. Il n'y a rien qui me mette plus en joie. Encore une fois, si je peux faire entrapercevoir la beauté et la richesse du monde, l'importance de préserver et de lutter pour défendre cet extraordinaire foisonnement, mais aussi faire prendre conscience de son immense fragilité, c'est merveilleux. La littérature qui s'extirpe du livre et rencontre un écho dans la réalité: magique!

Depuis la sortie de Et le désert disparaîtra, vous avez porté une attention toute particulière avec votre éditeur Flammarion à la façon dont le livre a été imprimé. Comment se traduit votre engagement écologique au niveau éditorial?
Pour la publication de Et le désert disparaîtra, sorti début janvier 2020, j'ai demandé à Flammarion s'il était possible d'utiliser des encres végétales pour l’impression et qu'il n'y ait pas de pelliculage du livre. Flammarion a suivi avec beaucoup d'élégance et d'entrain, alors que ce n'était pas du tout en vogue à cette époque. L’imprimerie est une industrie très polluante. Avec les autres maisons d’édition, je négocie mes contrats en demandant à ce que le livre soit le moins sale possible, une impression en France ou en Europe très proche, par exemple, pas de plastique, etc. Ce n’est pas toujours évident, mais je ne suis pas la seule autrice à le faire donc j'espère que la pratique va se répandre. Lorsque j'étais petite, il n'y avait pas de pelliculage sur les livres, tout le monde s’en portait bien.

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«Et le désert disparaîtra»: un livre fabriqué de manière responsable qui a connu un joli succès également en Allemagne en étant sélectionné pour le Prix allemand de littérature jeunesse; sur la deuxième photo, Marie Pavlenko tient le roman original entre ses mains et la journaliste Dominique Petre sa traduction allemande (© Flammarion jeunesse, © Institut français de Francfort)

La première nouvelle qui ouvre le recueil Elle est le vent furieux peint une Dame Nature en colère et vengeresse, exaspérée par le traitement délétère que lui inflige l’espèce humaine. Vous arrive-t-il d’être, comme Dame Nature, en colère envers vos congénères qui ne respectent en rien ni leurs semblables ni leur environnement naturel?
Je suis toujours en colère pour diverses raisons, pas seulement en ce qui concerne l'environnement, et je le suis de plus en plus. Je suis en colère contre la société qui conchie les pauvres, qui nous fait croire que posséder, c'est le bonheur, qui nous leurre et fait comme si le vivant autour de nous n'avait pas d'importance. Elle nous bourre le crâne avec des schémas stupides: nous, êtres humains, serions au sommet d'une pyramide. Mais cette pyramide est totalement imaginaire. Le monde dans lequel nous vivons est souvent mesquin et nombriliste. Les humains ne maltraitent pas seulement leur environnement naturel mais leur environnement tout court: les gens fragiles, les vieux, les handicapés, les exilés qui traversent l'Europe ou la Méditerranée pour tenter de survivre avec un peu de dignité, les marginaux, les originaux. Ce rapport au monde, de domination, d'écrasement, de privilégiés me dégoûte. On est beaucoup plus forts quand on partage, plus riches grâce à la multiplicité des cultures, on grandit grâce à l'altérité. S'ouvrir, accueillir, respecter nous rend plus intelligents, plus créatifs.

Un verbe d’action pour conclure: dessiller

Un verbe résume très justement pour moi le contenu de vos livres et votre style d’écriture, il s’agit du terme «dessiller». Ce verbe au sens propre, dit toute la violence humaine et la dureté de la vie puisqu’il désignait l’acte de découdre les paupières d’un oiseau de volerie. Au sens figuré, il se fait soudain poésie: puisque dessiller les yeux de quelqu’un, c’est l’amener à voir ce qu’il ignorait ou voulait ignorer. Les personnages de vos livres face à une difficulté nouvelle, à une épreuve brutale qui se présente à eux, reçoivent très violemment cette expérience de vie. Au lieu d’être terrassés, ils découvrent en eux une force qu’ils ne soupçonnaient guère, qu’ils vont utiliser pour enfin reconnaître qui ils sont, pour inventer de nouveaux liens avec les membres de leur famille, pour retrouver un contact perdu avec la nature, et partant, avec eux-mêmes et leurs semblables. Cet amour perdu puis retrouvé de soi, des autres et du monde dans lequel on vit décuple leur sensibilité, leur envie d’agir et de créer. Nous citerons comme exemple la mère de Déborah qui au fil du roman va se révéler à sa propre fille et pouvoir exposer ses collages dans une galerie, laissant ainsi libre cours à cet élan créatif qu’elle avait délibérément étouffé, il y a un certain nombre d’années. On pense également à l’Ancêtre, qui effrayait et insupportait Samaa au début du roman avec ses histoires d’arbres à protéger et sa désaffection affichée et revendiquée à l’égard des chasseurs de la tribu. Suite à son expérience dans le désert et à sa découverte de l’arbre-mère Naïa, la jeune fille reconnaît enfin que l’Ancienne avait raison et sait désormais que «le monde est riche avec les arbres, [s]ans eux, il est stérile» (page 173, J’ai lu, 2022 ). Quelle dernière phrase souhaiteriez-vous adresser à vos lecteurs, à la fois pour conclure et prolonger auprès de chacun d’eux, cette interview?
Je souhaite que la littérature reste un lieu de résistance dans lequel les lecteurs puisent un ailleurs, des émotions, mais aussi de la réflexion, de l'empathie. Résister, c'est ouvrir les yeux, regarder, découvrir, se remettre en question, grandir toujours. La littérature est le lieu où l’on entre en contact avec soi et avec l'Autre, et où dès lors transparaît cette réalité qu'on aimerait nous faire oublier: fondamentalement, nous sommes les mêmes.

Quelles sont vos publications à venir?
Fin août 2023 sortira une bande dessinée illustrée par Joséphine Onteniente chez Bayard Graphic', en septembre un roman YA chez Flammarion et un album dessiné par Benjamin Strickler chez La Martinière. La parution de mon premier recueil de poésie est programmée entre février et avril 2024 aux éditions Bruno Doucey, et celle d'un roman de littérature générale à la rentrée 2024. Avant, il y aura aussi le quatrième tome de Charamba illustré par Marie Voyelle, bien sûr!

Pour aller plus loin
Découvrez le site Internet de Marie Pavlenko
Écoutez un podcast avec Marie Pavlenko (création de Delphine Saltel, Arte radio, 24 mars 2022)


Bibliographie

Littérature jeunesse
Charamba, hôtel pour chats (T. 1). Bobine s'en mêle, Flammarion jeunesse, 2022, illustrations de Marie Voyelle.
Charamba, hôtel pour chats (T. 2). Félins pour l'autre, Flammarion jeunesse, 2022, illustrations de Marie Voyelle.
Charamba, hôtel pour chats (T. 3). À la rescousse de Couscousse, Flammarion jeunesse, 2023, illustrations de Marie Voyelle.
La plus belle crotte du monde, Little Urban, 2020, illustrations de Camille Garoche.
Zombies zarbis (T. 1). Panique au cimetière!, Flammarion jeunesse, Carole Trébor (co-autrice), Marc Lizano (illustrations), 2018
Zombies zarbis (T. 2). Rien ne va plus!, Flammarion jeunesse, Carole Trébor (co-autrice), Marc Lizano (illustrations), 2018
Zombies zarbis (T. 3). Un pour tous, tous pour eux!, Flammarion jeunesse, Carole Trébor (co-autrice), Marc Lizano (illustrations), 2019

Littérature ado et Young Adult
Un été avec Albert, Flammarion jeunesse, 2021
Elle est le vent furieux, Flammarion jeunesse, 2021, Sophie Adriansen (co-autrice), Marie Alhinho (co-autrice), Coline Pierré(co-autrice), Cindy Van Wilder (co-autrice), Flore Vesco (co-autrice)
Et le désert disparaîtra, Flammarion jeunesse, 2020
Et le désert disparaîtra, J’ai lu, 2021
Je suis ton soleil, Flammarion jeunesse, 2017
Je suis ton soleil, J’ai lu, 2020
La fille-sortilège, Le Pré aux Clercs, 2013
Le Livre de Saskia (T. 1). Le réveil, Scrineo, 2011
Le Livre de Saskia (T. 2). L’épreuve, Scrineo, 2012
Le Livre de Saskia (T. 3). Enkidare, Scrineo, 2013
Un si petit oiseau, Flammarion jeunesse, 2019

Littérature générale
La Mort est une femme comme les autres, Pygmalion, 2015
Bientôt minuit, Flammarion, 2021

Bande dessinée
Les envahissants, Le Livre de poche, 2011, Illustrations de Marie Voyelle
We are family: ils étaient deux petits hommes, Delcourt, 2013, Dessins et couleur de Teresa Valero.

Auteurs et illustrateurs en lien avec l'interview

Illustration d'auteur

Marie Pavlenko

française