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Lituanie: le monde semble bien petit pour ce pays qui rime avec poésie

Des femmes qui parcourent le globe, des hommes inébranlables et un salon du livre que l’on compare à un second Noël: bienvenue au pays de la «vaikų literatūra», la littérature jeunesse lituanienne.

Littérature jeunesse de Lituanie
Dominique Petre
13 août 2019

A la dernière Biennale de Venise, le Lion d’or a été attribué au pavillon lituanien qui avait transformé un ancien arsenal militaire en plage dans une action baptisée «Sun and Sea». Le soleil brille-t-il également sur la littérature jeunesse du pays balte? Dominique Petre est allée pour Ricochet jusqu’à Vilnius et a découvert avec ravissement la Lituanie et ses livres pour enfants.

Échantillon de livres lituaniens pour la jeunesse
Petit échantillon de livres jeunesse lituaniens présenté lors de la Foire du livre de Leipzig en mars 2019 (© Dominique Petre)

La (superbe) librairie de l’université où il a longtemps enseigné étant fermée pour cause de rénovation, c’est dans un café hipster de Vilnius que le grand spécialiste lituanien Kęstutis Urba nous présente la littérature jeunesse de son pays. L’endroit qui fait office de café et de bouquinerie ne s’appelle pas diabolo-menthe mais «Mint-Vinetu», c’est à dire «Menthe-Winnetou». Un héros apache (Winnetou) né de la plume d’un auteur jeunesse allemand (Karl May) qui donne son nom à un café lituanien, quelle meilleure preuve que les bonnes histoires franchissent aisément les frontières? Malheureusement les livres pour enfants lituaniens sont, hormis quelques exceptions, encore bien trop peu traduits en français.

Kestutis Urba
Rencontre avec le spécialiste de littérature jeunesse Kęstutis Urba au café «Mint-Vinetu» de Vilnius (© Dominique Petre)

Un peu d’histoire
L’histoire de la littérature de jeunesse est étroitement liée à celle, mouvementée, du pays; ainsi la langue lituanienne est-elle interdite de 1864 à 1904. «Aucun livre n’est publié en lituanien durant cette période; nous faisons alors partie de la Russie tsariste», commente Kęstutis Urba. Ce qui n’empêche pas la langue, qui serait la 2e plus vieille et la 2e plus compliquée du monde, de survivre. En 1918, le petit pays balte fête son indépendance avant de repasser sous le joug de la Russie, cette fois soviétique, à partir de 1940. «Cette période n’est sûrement pas bonne pour notre pays mais il faut reconnaître que d’excellents ouvrages jeunesse ont alors été publiés», reprend le spécialiste. «Après avoir fait table rase, on reconnaît aujourd’hui leur qualité.»

Pour rappel, la Lituanie est le premier pays balte à se détacher du bloc soviétique en 1990. «Peu de temps après, nous sommes devenus membre de l’Union Internationale pour les Livres de Jeunesse IBBY», explique Kęstutis Urba. «Cette année nous avons même pu utiliser une illustration de Kęstutis Kasparavičius pour l’affiche annonçant la journée internationale du livre pour enfants du 2 avril». Le slogan, «Books help us to slow down», est plus que jamais d’actualité puisque l’on fera «l’éloge de la lenteur» au prochain salon de Montreuil.

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Des merveilles de l’illustration lituanienne de l’époque soviétique et l’affiche de Kęstutis Kasparavičius pour la Journée mondiale du livre pour enfants (© Stasys Ušinskas dans «Another History of the Children's Picture Book: From Soviet Lithuania to India», Tara Books et © Kęstutis Kasparavičius pour IBBY)

Selon Kęstutis Urba, il existe à peu près 100 maisons d’édition en Lituanie qui éditent environ 2000 livres par an. Le secteur jeunesse représenterait 500 à 600 titres par an soit plus d’un quart de la production complète. Mais dans ces titres, seulement une centaine sont des nouveautés, le reste étant constitué de rééditions. Enfin, dans les 500 à 600 livres jeunesse, 70% environ sont des traductions.

Lituanie rime avec poésie
En 2017, Kęstutis Urba lance un projet ambitieux: sélectionner les 100 meilleurs livres jeunesse lituaniens de tous les temps. Il prépare une liste de 500 titres qu’il soumet au vote en ligne puis il croise la liste plébiscitée par le public avec une autre, élaborée par des experts.

Sur ces 100 «incontournables» de la littérature jeunesse lituanienne, et même si les contes et comptines sont largement représentés, 30 sont des ouvrages de poésie! Cela serait inimaginable en France, Suisse ou Belgique… «C’est une caractéristique de notre pays même si c’est moins vrai aujourd’hui. La poésie a été extrêmement importante au début du XXe siècle», commente le spécialiste. Encore aujourd’hui, quand l’Institut culturel lituanien publie une brochure des meilleurs livres jeunesse, la poésie est une des cinq catégories retenues. A propos, la dernière brochure (en anglais) qui reprend une excellente sélection d’IBBY des meilleurs livres lituaniens pour la jeunesse de 2016 à 2018, tout comme une brochure sur l’illustration en Lituanie soviétique sont disponibles sur simple demande auprès de la directrice de l’Institut culturel lituanien Aušrinė Žilinskienė[1].

Des hommes inébranlables
Mais quels sont les acteurs actuels de l’illustration jeunesse lituanienne? Kęstutis était un grand-duc de Lituanie au Moyen Âge. Ce prénom qui signifie «l’inébranlable» est aussi celui de l’illustrateur le plus célèbre du petit pays balte, Kęstutis Kasparavičius. Agé de 65 sans, il a une soixantaine d’albums à son actif et il a été traduit dans une trentaine de langues. «Ses versions de Casse-noisette et de Pinocchio sont légendaires», explique son homonyme Kęstutis Urbas, «son style a été influencé par les éditeurs allemands». Malheureusement très peu de ses titres sont accessibles aux francophones, parmi eux une version des Musiciens de Brême de l’Allemand James Krüss (Epigones, 2002) et une nouvelle de Dostoïevski, Un voleur honnête (Calligram, 2004). Pour La balade de Lila (Clochette, 2014), Kęstutis Kasparavičius a mis ses illustrations colorées et riches en détails au service d’une autrice belge, Anna Descy. Ses «Histoires rayées», qui présentent les déambulations d’une petite zèbre à la recherche de rayures depuis qu’elle a perdu sa maman, seraient pourtant prédestinées à être découvertes en français par des lecteurs et lectrices en marinière.

Kasparvicius
Un «Casse-Noisette» légendaire, le dernier titre en français («La balade de Lila») et dernier titre en lituanien («Histoires rayées») de Kęstutis Kasparavičius (© Coppenrath, © Clochette et © Nieko Rimto)

Etoile montante du pop-up
On dit qu’on peut croiser un Lituanien dans tous les coins et recoins du monde. Une que l’on peut rencontrer à Paris, c’est Elena Seleniene, alias Elena Selena, jeune étoile montante du pop-up avec à son actif deux superbes objets publiés chez Gallimard Jeunesse, Jardin bleu (2017) et Jungle (2018). «Je suis venue faire un Erasmus à l’école Estienne et puis je suis restée à Paris», raconte la jeune Lituanienne de 26 ans qui a découvert la magie des livres animés notamment lors d’un atelier avec Gérard Lo Monaco. C’est un de ses professeurs, le poète Saïd Mohamed, qui lui conseille d’aller montrer son projet de fin d’études chez Gallimard. Avec le succès que l’on sait, puisqu’il s’agit de Jardin bleu, suivi un an plus tard par Jungle. Elena Selena ne chôme pas: graphiste à temps partiel pour l’éditeur Bayard, elle réalise également des cahiers d’activités pour les Editions du Patrimoine avec des thèmes aussi variés que la tapisserie, les graffitis ou Marie-Antoinette. En mai dernier Je fais mes gâteaux moi-même avec les mains en 10 minutes a été publié par les éditions Milan et en octobre sortira son grand livre d’éveil tactile aux éditions Tourbillon. «Je garde le contact avec mon pays», assure la jeune illustratrice qui se rend chaque année au Salon du livre de Vilnius et connaît bien Kęstutis Urba… puisqu’il a été son professeur à l’université de Vilnius. Le monde est petit, la Lituanie aussi.

Elena Selena
Pop-up et poésie font bon ménage dans «Jardin bleu» et «Jungle» d’Elena Selena (© Gallimard Jeunesse et © Sonatos Photo)

Des histoires chinoises et des haïkus de Sibérie
Autre jeune Lituanienne qui publie chez un éditeur francophone, Lina Mumgaudytė est venue de l’ancienne ville hanséatique et principal port de mer Klaipėda jusqu’à Bruxelles pour étudier l’illustration à l’Institut Saint-Luc. «Quand j’ai terminé ma formation j’ai envoyé mon portfolio aux éditeurs et Pastel m’a contactée», explique-t-elle dans un très bon français. La maison d’édition belge va publier deux histoires d’inspiration asiatique de Lina Mumgaudytė: Le dernier poisson et Hou-Chi fait des bêtises. «Le tissu des illustrations de ces albums venait de Lituanie», raconte la jeune Lituanienne, «mes personnages étaient chinois et je vivais à Bruxelles. Ce qui m’intéressait, c’était justement le mélange de ces ingrédients».

Retournée en Lituanie, elle vit aujourd’hui à Vilnius et travaille sur un projet de livre (pour adultes) patronné par l’UNESCO sur les artistes juives pendant la Seconde Guerre mondiale. «Mais je pense que je vais refaire des livres pour enfants», explique-t-elle. En ajoutant avec un sourire, «en français et avec Pastel».
 

Lina Mumgaudyte
Une Lituanienne qui écrit des histoires chinoises, cela vaut bien un éditeur belge (© Pastel et © Gintautas Mumgaudis )

Enfin, le roman graphique lituanien à découvrir absolument a été écrit par deux autres globe-trotteuses baltes: l’autrice Jurga Vilė – qui raconte l’histoire de son père dans cette BD très particulière – est née à Vilnius. Venue avec sa chorale à Paris (on retrouve d’ailleurs une chorale dans le livre), elle a découvert la France où elle a ensuite étudié le cinéma. Après des passages à New York et en Andalousie, elle vient de se réinstaller dans la capitale lituanienne. L’illustratrice de Haïkus de Sibérie (Sarbacane) Lina Itagaki n’est pas seulement diplômée des beaux-arts de Vilnius mais également d’une université japonaise. Pas étonnant donc que le jeune héros du roman graphique, un garçon lituanien déporté dans un camp sibérien en 1941, y croise des soldats japonais. Et pas étonnant non plus qu’il soit ici aussi question de poésie avec des Haïkus de Sibérie.

Haikus de Sibérie
«Haïkus de Sibérie», un superbe roman graphique lituanien (© Sarbacane)

Le Salon du livre, un deuxième Noël
Le Salon du Livre de Vilnius a lieu chaque année en février et les Lituaniens le comparent à «un second Noël». «Ce Salon est important et très populaire», confirme Kęstutis Urba. Le libraire parisien Jacques Desse, qui y a donné des conférences en 2018, en a gardé un excellent souvenir: «Il y avait à Vilnius une grande ouverture d’esprit et un formidable dynamisme». Peut-être est-ce le dynamisme de Sigutė Chlebinskaitė, une jeune illustratrice qui met sur pied en 2002 un programme appelé «Créer un livre» alors qu’elle est encore étudiante, qui est contagieux. La jeune femme, qui se dit «émerveillée par le livre en tant que lien entre les générations, les pays et les siècles», a commencé… par illustrer des livres de poésie. Aujourd’hui, elle est toujours hyperactive et dirige «Le pays des livres», l’impressionnant programme jeunesse du Salon du livre de Vilnius, mais fait également des tournées avec ce programme en dehors de la capitale lituanienne. Elle aime «ouvrir les yeux et les horizons» de ses compatriotes en promouvant Elena Selena dans son pays d’origine ou en invitant une association comme «Les Trois Ourses» au Salon, par exemple. Tout cela n’empêche pas Sigutė Chlebinskaitė d’avoir une multitude de projets personnels. Elle a ainsi remis sous les projecteurs le superbe Ce que les ciseaux ont fait, un album de Ieva Naginskaitė qui date de l’époque de la Lituanie soviétique. Et, conforme à la tradition des Lituaniennes qui parcourent le monde, c’est au Japon que son design de la nouvelle édition d’Entre les murs du ghetto de Wilno 1941-1943: journal de Yitskhok Rudashevski (sorte de journal d’Anne Frank lituanien[2] publié en français par L’Antilope dans un moins beau design) a vu le jour.

Chlebinskaite
«Ce que les ciseaux ont fait» et «Entre les murs du ghetto de Wilno 1941-1943: journal»: deux livres remis en valeur par Sigutė Chlebinskaitė (© Ieva Naginskaitė/Knygų šalis et ©Sigutė Chlebinskaitė)

Bref, le monde n’a pas fini d’entendre parler des auteurs et illustrateurs lituaniens. En ce chaud été, Rasa Jančiauskaitė a commencé à élaborer les images qui constitueront l'identité visuelle de la célèbre Foire de Bologne début avril. Vous l’aurez deviné, elle vient de Vilnius.


Deux livres pas (encore?) traduits en français qui font partie de la liste des cent meilleurs livres jeunesse lituaniens de tous les temps et une maison d’édition intéressante...

Kakė Makė de Lina Žutautė
«Ce sont les livres de cette petite fille qui n’aime pas ranger que mes petits-enfants me demandent de lire et relire sans fin», raconte Kęstutis Urba. Il existe des biscuits, des saucisses et du shampoing à l’effigie de l’héroïne, un énorme succès populaire et des traductions dans de nombreuses langues mais pas (encore?) en français.

La république de New York d’Akvilina Cicėnaitė
«L’écrivaine était une teenager lorsque la Lituanie est devenue indépendante et se souvient de l’atmosphère d’alors dans cet excellent roman lauréat du prix IBBY lituanien», commente Kęstutis Urba. Akvilina Cicėnaitė vit aujourd’hui en Australie et publie aussi des romans pour adultes.

Tikra knyga
Jeune maison d'édition (elle a cinq ans) qui publie uniquement des livres créés par des auteurs et des illustrateurs lituaniens et qui a une très belle sélection d’albums. 

Deux Livres
Deux livres pas encore traduits en français qui valent le détour: «Kakė Makė» et «La république de New York» (© Alma Littera)

[1][email protected]
[2] Le livre a été publié en français par les éditions de L’Antilope, malheureusement sans ce nouveau design.