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Voyager sur les chemins poétiques de Carl Norac

Quand littérature jeunesse rime avec poésie 1

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Monique Malfait-Dohet
15 mars 2023

Carl Norac joue avec les sons, le rythme et les paysages, qu’il s’adresse à des enfants ou à des adultes. Il écrit ses textes avec autant de plaisir et de sérieux qu’il les destine à être publiés sous forme d’albums adressés à la jeunesse, en étroite collaboration avec un illustrateur, ou qu’il les propose sous forme de recueils de poésie. 


La poésie vue par Carl Norac
Nous savons tous à quel point il est particulièrement difficile de définir la poésie et, depuis longtemps, la critique a cessé de se référer aux formes fixes pour délimiter l’écriture poétique. Les seuls éléments qui semblent pertinents pour dénicher la spécificité de l’écriture poétique restent les différents jeux sur la langue, sur le rythme des unités de langage et sur la musicalité qui en découle. Quand nous avons demandé à notre ancien «Poète national»[1] la définition qu’il en donnerait, il a insisté sur l’impossibilité de la délimiter: «elle échappe à toute définition qui puisse la contraindre»[2]. Il nous a d’ailleurs rappelé que même les hommes de science n’arrivaient que rarement à donner des définitions précises des sujets qu’ils traitaient[3]. Il s’est souvenu qu’Hugo Claus, un de nos plus grands écrivains néerlandophones, contournait la difficulté en affirmant qu’écrire de la poésie est en fait «une façon de se battre avec la beauté». Carl Norac a précisé pourtant qu’il s’agit alors de «chercher quelque chose derrière le silence», car la poésie est faite de non-dits, d’inconnu, elle est même, selon lui, «un peu anar». Il ressent aussi l’urgence nouvelle de replonger chacun d’entre nous, et peut-être plus particulièrement les enfants, dans la sphère poétique: «En ces temps troublés où la mémoire de l’histoire semble vaciller, la poésie demeure cette matière mouvante, parfois fuyante, mais persistante, une de celles qui tente d’empêcher que la nuit pénètre trop dans le cœur des hommes»[4] .

Un pamphlet: La poésie pour adultes et enfants: le grand écart? [5]
Carl Norac tente ici de tordre le cou à de nombreux clichés qui occultent l’importance de la poésie en général et, plus particulièrement, celle proposée aux jeunes. Il en présente cinq dans six petits chapitres qui reviennent sur ces préjugés culturels, répétés à l’envi au point de devenir des évidences douteuses. Le troisième cliché pose une question annexe: cette manière de dénigrer les textes rythmés pour la jeunesse est-elle universelle ou spécifique à l’aire francophone? En fait, il apparaît que ce n’est pas le cas dans les pays scandinaves, ni en Angleterre. En effet, dans les pays nordiques, la littérature, qu’elle soit de jeunesse ou pour les adultes, est ancrée dans une tradition à la fois folklorique et mythologique, rapprochant ainsi les deux publics. De plus, la poésie y est populaire et la perception des rapports enfants/adultes y est presque subversive. Leurs plus grands écrivains «jeunesse» n’ont jamais destiné exclusivement leurs œuvres aux jeunes[6]. Les écrivains britanniques, eux, sont nombreux à être attirés par le folklore, les jeux de mots, le non-sens qui hantent bien souvent leur poésie. Le dédain du monde littéraire pour la littérature adressée aux enfants serait, peut-être, une particularité française ou belge.

Les fausses vérités véhiculées sur la production poétique pour l’enfance tournent essentiellement autour de la scolarisation de la littérature (le poème pour enfants serait réservé aux écoles, la poésie pour enfants est avant tout un exercice scolaire et vit surtout dans les anthologies) ou d’une vision condescendante envers la jeunesse elle-même (les adolescents ne s’intéressent pas à la poésie, un poème pour enfants doit être simple, contrairement à celui pour adultes).

Il arrive à Carl Norac d’écrire des poèmes sans toujours savoir s’ils sont destinés aux adultes ou aux enfants. Les histoires complexes, comme celles de Kafka, l’attirent et il veut pouvoir les écrire pour des enfants, sans sortir de leur absurdité de départ; c’est ainsi qu’il a conçu son album Tête en l’air[7] ou son Monsieur Satie, l’homme qui avait un petit piano dans la tête[8], jouant d’un imaginaire adulte à l’adresse des enfants[9]

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Carl Norac, «La poésie pour adultes et enfants: le grand écart?» (© Midi de la Poésie Éditions, 2020)

Le texte d’album et la poésie
Les concepts de silence, de respiration, de brièveté et de musicalité sont à la base des rapprochements que Carl Norac conçoit entre l’écriture d’un texte d’album et celle d’un poème; il dit lui-même: «L’album pour enfants est le genre littéraire le plus proche de la poésie» et ajoute: «L’album c’est la forme qui me convient le mieux… Il y a l’espace d’un poème… On ne doit pas tout dire, il y a beaucoup de silence»[10]. Henri Meunier, qui s’est aussi penché sur l’écriture de ce type d’ouvrage, considère également que l’album est une forme d’espace poétique et dit à ce propos: «Dans les albums – mais c’est parfois négligé – les mots sont certes des unités de sens, mais ce sont avant tout des sons. Sur des textes courts, on devrait tous avoir cette exigence: faire sens mais aussi faire son. Avoir une approche d’abord sensible de l’écriture»[11].

Pourtant, La revue des livres pour enfants, qui a consacré deux numéros à la poésie en littérature de jeunesse[12], n’aborde que très peu ce rapprochement entre les deux types d’écriture. En 1995, il n’est question que d’envisager des albums dont le texte est conçu à partir de jeux sur la langue[13]; plus tard, la revue se contente d’envisager l’illustration comme décor du texte qui ne sert qu’à attirer le jeune lecteur[14]. Cependant, en 2008, Régis Lefort parle lui du «renouveau du poème pour la jeunesse» qui «pourrait se situer aussi du côté du texte – image comme unique acte poétique», «l’image dirait ce qu’il (le poète) ne peut écrire»[15]. Il ira même jusqu’à parler d’«album – poème»[16] comme nouveau genre littéraire.

Carl Norac est à la fois un auteur de texte d’albums, un poète pour la jeunesse qui écrit systématiquement en concert avec un illustrateur et un poète dit pour adultes. Les frontières entre ces domaines restent poreuses et il n’y a rien d’étonnant à ce que certains rythmes, certaines pauses, certaines intentions se retrouvent, comme en écho, d’une sphère à l’autre:

«Quand les arbres dansent, on dit que c’est le vent.
Mais, parfois, les arbres demandent au vent de souffler,
sans rien remuer.»[17]

«c’est le vent qui m’a parlé, (…). Il a lu ton message et il m’a demandé, en soufflant doucement, de te ramener chez toi.»[18]

«Alors le vent d’automne s’en alla voir ailleurs,
où d’autres penchent encore,
à la façon de ces arbres qui feignent l’effort
de rassembler leurs feuilles pour un feu invisible.»[19]

Peut-on vraiment affirmer à quels registres spécifiques ces trois extraits appartiennent, sans risque de se tromper ou, du moins, d’hésiter? Catégoriser des textes ne peut qu’enfermer le lecteur, l’empêcher de prendre possession des mots, des sons, des reflets pour en tirer ce qu’ils détiennent de plus précieux et les recréer selon son bon plaisir pour les faire siens et, ainsi, leur donner une seconde vie.

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Trois ouvrages de Carl Norac: «Petits poèmes pour y aller», illustré par Anne Herbauts (© Pastel, 2022), «Un secret pour grandir», illustré par Carll Cneut (© Pastel, 2003), et «Un verre d’eau glacée» (© Le Taillis Pré, 2021)

Les difficultés pour faire éditer de la poésie pour la jeunesse
Pour Carl Norac, la publication en 2022 de ses Petits poèmes pour y aller, illustré par Anne Herbauts, fut une victoire, la réalisation d’un rêve ancien. Il demandait en effet depuis les années 1990 à «sa» maison d’édition de publier de la poésie. Cet album, dit-il, fut le «premier recueil de poèmes de l’éditeur Pastel»! Il sait que le livre ne fut accepté que parce que l’illustratrice était prestigieuse et qu’il était alors poète national. En attendant, l’album s’est vendu à 3500 exemplaires entre février et décembre 2022, et il est déjà traduit en italien chez Toppipittori (prestigieuse maison d’édition qui, au niveau belge, édite, notamment, Carll Cneut, Kitty Crowther, Bernadette Gervais ou Brigitte Minne) et en ukrainien, via le Syndicat français de l’édition.

Malgré ces changements récents, pendant vingt ans, les éditeurs étaient frileux, persuadés que ces ouvrages ne se vendaient pas, sauf s’ils paraissaient dans quelques collections spécialisées, surtout appréciées par le monde scolaire. Si Carl Norac a écrit son premier album en 1986, ce n’est qu’en 2009 qu’il arrive à publier son premier recueil de poésie pour la jeunesse: Petits poèmes pour passer le temps, illustré par Kitty Crowther (Didier jeunesse). Il devra encore attendre huit ans avant de voir paraître son deuxième livre de poésie pour enfants: Poèmes pour mieux rêver ensemble, illustré par Géraldine Alibeu (Actes Sud junior, 2017). Ensuite, le rythme s’accélère puisque l’année suivante sortira Poèmes de roches et de brumes, illustrations Arno Célérier (Le port a jauni) et l’année d’après Le livre des beautés minuscules, illustré par Julie Bernard (Rue du Monde, 2019). Or, depuis 1990, il a écrit et publié treize recueils de poésie pour adultes.

Heureusement, ces dernières années ont montré un regain d’intérêt pour la poésie, en particulier pour celle adressée à la jeunesse, Carl Norac l’a constaté un peu partout. Invité à de nombreuses soirées poétiques lorsqu’il était notre «Poète national», il a été heureusement surpris de découvrir un public jeune, surtout féminin. La presse elle-même en a fait état, comme les réseaux sociaux. Ainsi donc les éditeurs ont senti la nécessité de publier des recueils de poésie, tout en sachant que ces livres ne connaîtraient pas un réel succès populaire. Depuis une dizaine d’années, nos structures sociales ont été mises à mal, secouées par des vagues d’attentats, de catastrophes naturelles, de crises sanitaires et économiques. Nos démocraties sont sans cesse secouées, parfois même mises en danger. La récente pandémie de Covid-19 nous a confinés de longs mois, fermant un peu plus nos sociétés sur elles-mêmes. Entre scandales politiques, urgence climatique et vives inquiétudes sociales, nous sommes sans doute déboussolés et nous avons besoin de retrouver le goût des choses essentielles, loin de la frénésie commerciale. C’est alors que les artistes ont un rôle prépondérant à jouer en nous offrant des moments hors du temps et de nos angoisses.

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«Petits poèmes pour passer le temps», illustré par Kitty Crowther (© Didier jeunesse), «Poèmes pour mieux rêver ensemble», illustré par Géraldine Alibeu (© Actes Sud junior, 2017) et «Poèmes de roches et de brumes», illustrations Arno Célérier (© Le port a jauni, 2018)

Conclusion: le retour de la poésie
Carl Norac en est persuadé, quand le monde vacille, la poésie revient, c’est dans la difficulté que les hommes et les femmes se tournent vers la lecture de poèmes. Il a d’ailleurs, en 2010-2011, réalisé une tournée de trois mois en prison où il a découvert que les détenus lisaient essentiellement des livres de droit, des romans policiers et de la poésie[20]. L’attrait pour la poésie en temps de crise n’est pas neuf et, déjà au tout début du XIXe siècle, un grand écrivain allemand, Heinrich Hölderlin, avait posé la question du rôle des poètes «en temps de détresse»[21]. Mais alors, l’aède était un peu considéré comme un prophète, un messager divin, il y a bien longtemps qu’une telle fonction ne lui est plus attribuée. Au fond, aujourd’hui, quand l’autorité suprême est celle de la science, celle du discours rationnel, et que la déraison se perd dans une forme de sauvagerie complotiste et raciste, il est peut-être temps de redonner à l’imagination sa juste place dans nos besoins vitaux. Alors, la poésie récupère sa fonction première, essentielle, celle qui nous permet de reconnaître ce qui unit les hommes, tous les hommes. Quelles que soient en effet nos origines, géographiques, sociales, philosophiques ou sexuelles, nous avons besoin de nous connecter à la beauté pour redonner un sens à la vie, que nous soyons des enfants ou des adultes, des optimistes ou des pessimistes, des athées, des agnostiques ou des croyants. Écrire de la poésie pour la jeunesse permet aux enfants de jouer avec les mots, les sons, les rythmes pour faire sens, leur offre des activités ludiques, essentielles pour grandir dans un minimum d’harmonie. Carl Norac en a conscience quand il propose des recueils ou des albums tels des échos de nos sensations, de nos émotions, de nos rêves.

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«Le livre des beautés minuscules», illustré par Julie Bernard (© Rue du Monde, 2019)

Monique Malfait-Dohet est présidente et conseillère scientifique du Fonds de l’image et du texte pour la jeunesse (Fondation Battieuw-Schmidt).


[1] Il le fut tout au long des années 2020 et 2021. Ce titre honorifique d’une durée de deux ans, en Belgique, a été remis à l’honneur en 2014 par la Maison de la Poésie et de la Langue française de Namur, le Poëziecentrum de Gand et le Vonk Er Zonen d'Anvers.
[2] Nous avons rencontré Carl Norac à Ostende le samedi 16 décembre 2022.
[3] Il cite Francis Hallé, botaniste spécialiste des arbres, qui dans son ouvrage Plaidoyer pour l’arbre (Actes Sud, 2005) avoue avoir aussi des difficultés pour définir son sujet, n’importe quelle définition verra un type d’arbre échapper à celle-ci. 
[4] Voir les commentaires de Carl Norac sur le site «Poète National(er) Dichter des Vaderlands», 23 avril 2019.
[5] Édité en juillet 2020, Bruxelles, Midi de la Poésie Éditions.
[6] Voir à cet effet le dossier de La revue des livres pour enfants n° 257 sur la littérature de jeunesse dans les pays nordiques (février 2011) et, plus spécifiquement, l’article d’Anna Svenbro, «Quelques repères historiques et culturels», pp. 83-88.
[7] Tête en l’air, texte de Carl Norac, illustrations de Beppe Giacobbe, Éditions du Rouergue, 2009.
[8] Album CD, paru aux éditions Didier Jeunesse en 2006, récitant François Morel, compositeur Erik Satie (interprète Frédéric Vayne-Knitter), illustrations Elodie Nouhen.
[9] Il nous l’a confié lors de notre rencontre à Ostende en décembre dernier.
[10] Dans une vidéo réalisée par Guillaume Ledun, interview de Dominique Masdieu, 14/11/2016, sur le site de l’École des loisirs.
[11] «Les chemins sensibles d’Henri Meunier», interview d’Henri Meunier par Sophie Van der Linden, in Hors-Cadre[s], 15, octobre 2014-février 2015 p.15.
[12] En automne 1995, n° 165, «Voix et voies de la poésie» et en avril 2011, n° 258 : «Vous avez dit poésie pour la jeunesse ?».  
[13] Bernadette Gromer, «La langue en jeu(x)», in La revue des livres pour enfants n° 165, automne 1995, p. 80.
[14] Bernard Friot en dialogue avec Nathalie Beau, «Mettre la poésie en livres», La revue des livres pour enfants n° 258, avril 2011, p. 96.
[15] Régis Lefort, «La poésie pour la jeunesse» dans Denise Escarpit (dir), La littérature de jeunesse. Itinéraires d’hier à aujourd’hui, Paris, Magnard, 2008, pp. 363-375, p. 365.
[16] Dans L’album contemporain pour la jeunesse : nouvelles formes, nouveaux lecteurs ? Textes réunis par Christiane Conan-Pintado, Florence Gaiotti et Bernadette Poulou, Modernités, 28, Presses universitaires de Bordeaux, 2008.
[17] Petits poèmes pour y aller, texte de Carl Norac, illustrations d’Anne Herbauts, Pastel, 2022.
[18] Un secret pour grandir, texte de Carl Norac, illustrations de Carll Cneut, Pastel, 2003.
[19] Un verre d’eau glacée, photographie d’Anne-Sophie Costenoble, Châtelineau, Le Taillis Pré, 2021.
[20] Il a réalisé cette tournée en partie avec la romancière Carole Fives et ils ont ensemble conçu un journal à partir de cette expérience qu’ils ont publié en 2011 aux Éditions La nuit Myrtide, intitulé : Il vaut mieux ici qu'en face.
[21] Heinrich Hölderlin, Du pain et du vin, 1800, strophe 7.


Image de vignette: image intérieure de Petits poèmes pour y aller (© Pastel)  


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Carl Norac

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