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Virginie Kremp: «Je travaille l'ouverture à la différence par l'intermédiaire des langues.»

Migrilude est une petite maison d'édition installée en Franche-Comté qui publie des livres plurilingues à destination des enfants et des adultes. Ricochet a rencontré sa directrice, Virginie Kremp, et lui a posé quelques questions...

Damien Tornincasa
10 janvier 2020

Damien Tornincasa: Virginie Kremp, vous avez fondé les éditions Migrilude en 2006. Pouvez-vous nous raconter ce qui vous a donné envie de vous lancer dans cette aventure éditoriale? Est-ce que vous veniez déjà du monde du livre ou était-ce un univers totalement nouveau pour vous?
Virginie Kremp: Je nourris une véritable passion pour livre, le papier et de l'écriture. Mes expériences professionnelles passées – j’ai commencé ma carrière au service de la conservation des manuscrits à la Bibliothèque nationale de France, puis j'ai notamment été rédactrice en chef de la revue BIBLIOthèque(s) de l'Association des bibliothécaires de France (ABF) et directrice des médiathèques de la HEP-BEJUNE – m'ont montré la nécessité de préserver le livre et le patrimoine écrit. A mon sens, on ne peut pas avancer dans le futur si l'on ne sait pas d'où on vient, si l'on ne connaît pas nos sources. Grâce au papier et à l'écrit, on laisse des traces. Et c'est important de laisser des traces.
Quant à la création d’une maison d’édition, l’idée a commencé à germer alors que je préparais un numéro de BIBLIOthèque(s) dédié à l'interculturalité. Lors d’une conférence, j’ai entendu parler des très belles initiatives mises en place dans les bibliothèques des pays nordiques: ces dernières faisaient traduire des livres à destination de leur public migrant. J'ai trouvé cela génial! En observant le marché français, je me suis rendu compte que de tels projets n’existaient pas chez nous! Alors j'ai décidé de me lancer! Après avoir dirigé des revues, coordonné des actes de conférences, publié de la littérature grise, me tourner vers l'édition jeunesse plurilingue m'apparaissait comme un aboutissement logique. J'avais aussi envie de sauter le pas et de créer quelque chose à moi, très égoïstement.
En outre, j’ai personnellement été traversée par la question du bilinguisme, puisque mes filles, lorsqu’elles étaient petites, parlaient le français et l’italien. En tant que parent, je trouvais l’offre de livres plurilingues vraiment pauvre. Et je me suis dit: «Il faut que quelqu’un remédie à la situation»!

Logo migrilude
Un logo fort à propos (© Migrilude)

Vous êtes seule à vous occuper de Migrilude. Or le métier d’éditeur est complexe et requiert des compétences très variées. Quelles sont les tâches qui vous paraissent les plus compliquées et quelles sont celles que vous préférez accomplir?
Je suis seule à bord, effectivement, mais j'ai une graphiste attitrée. Je suis entourée d’une «petite famille» d'illustrateurs avec qui je collabore régulièrement: j'ai fait plusieurs titres avec Anne Lefebvre, par exemple. Je travaille avec des gens un peu atypiques, des gens que j'aime et avec qui je m'entends bien.
Pour répondre à votre question, je n'arrive pas à utiliser Indesign, le logiciel de mise en pages. Même si je fais des cours, ça n'entre pas. En revanche, ce que je sais faire – et ce que j'adore faire – c'est développer une idée précise de ce que doit être le livre. J'affectionne donc tout particulièrement ces temps de dialogue avec la graphiste où je lui explique ma vision du projet. L'émerveillement, pour moi, c'est de voir comment elle comprend mes indications et parvient à les transposer dans son œuvre.
Il en va de même avec les illustrateurs. Je suis une visuelle et ai donc un regard artistique aiguisé. Mais je n’ai pas les compétences techniques pour réaliser les illustrations. Il arrive qu’on s’organise des «résidences artistiques» avec les auteurs, les illustrateurs et la graphiste. On vit des moments merveilleux d’échanges et de création!
Pour ce qui est de la relation avec l’imprimeur, j’exprime le rendu que je souhaite et il le traduit dans le choix du papier. Parfois cela fonctionne bien et parfois ce n’est pas le résultat auquel je m’attendais. Le pilotage du projet avec l’imprimeur n’est pas l’aspect le plus difficile de mon métier. Il s’agit surtout de connaissances techniques et, comme j’édite des livres depuis 2006, je commence à avoir un peu de métier et à connaître deux-trois choses sur les papiers. Pour mes publications, j’aime beaucoup l’offset: c’est un type de papier standard mais qui possède un toucher agréable.

Editeur : un métier qui s’apprend dans une école ou sur le tas?
Les deux. En ce qui me concerne, je n’ai pas appris le métier d’éditeur dans une école et il me manque certaines compétences, notamment en matière de diffusion et de marketing. Pour un jeune qui voudrait se lancer, je pense que c’est bien de passer par une école. Mais ce qui est encore mieux, pour vraiment mettre la main à la pâte, c’est d’effectuer des stages dans des grandes maisons d’édition. C’est toujours le conseil que je donne aux étudiants qui me contactent.
Je m’intéresse beaucoup à la microédition. Pour moi, elle est un creuset de création artistique. Beaucoup de microéditeurs sont des artistes ou des graphistes qui se font plaisir avec leurs projets. Seulement, lorsqu’on est un petit éditeur, comme Migrilude, le but premier est de faire le livre. Après seulement on pense à le vendre. Dans les grosses structures, cela se passe tout à fait différemment. C’est toute une équipe qui réfléchit en amont (aussi au niveau du marketing), avant même de concevoir le livre. Selon moi, il est précieux d’apprendre ce fonctionnement-là.
Enfin, il y a certaines choses qu’on ne peut apprendre que sur le tas. Faire des erreurs, c’est très formateur. Et, croyez-moi, les bêtises que vous faites sur un livre, vous ne les répétez pas par la suite!

Quels sont les bons côtés à être une petite structure éditoriale?
S’il y a un avantage à être petit, c’est la liberté. Je m’affranchis de plusieurs contraintes propres au monde éditorial. Je ne publie pas pour publier, je ne suis pas forcée de sortir vingt titres par an pour être acceptée par un diffuseur/distributeur. J’ai d’ailleurs renoncé à être diffusée: actuellement, je ne vois aucun diffuseur qui serait en mesure de défendre mes livres auprès des libraires. Migrilude fonctionne essentiellement par le bouche-à-oreille.
De plus, mon catalogue n’est pas énorme et je fais de petits tirages (qui peuvent aller de 400 à 2000 exemplaires, avec une moyenne à 1000 exemplaires). J’ai donc la chance d’avoir peu de frais de stockage. Il peut s’écouler quelques années avant que mes livres soient épuisés, mais, contrairement à bon nombre d’éditeurs, je ne les pilonne jamais.
J’ai aussi une entière liberté dans mes choix artistiques. Je ne suis pas obligée de publier des livres qui plairont à tout le monde. Migrilude est un espace pour moi, où je peux exprimer ma créativité.
Bien sûr, cette liberté a un coût. La visibilité de mes titres n’est pas assurée. En outre, Migrilude n’a pas encore atteint la rentabilité économique, ce qui signifie que je dois exercer d'autres activités à côté.

Les imagiers thématiques plurilingues (comme Animaux zigotos, Les fruits, quelle salade! ou encore Bon appétit Suzy) sont la «marque de fabrique» de Migrilude. Ils sont publiés en 10 langues différentes! Selon quels critères choisissez-vous ces dernières? Correspondent-elles aux langues de la migration les plus courantes?
Pour la publication de mes premiers imagiers, j’ai réalisé une enquête auprès des bibliothèques publiques de France pour connaître leurs besoins en matière de livres plurilingues. C’est de cette manière que j’ai pu déterminer le choix des langues. D’autres langues se sont ajoutées par la suite, évidemment. J’ai fait faire une traduction en albanais et en serbo-croate que j’envoyais en format Word lorsqu’on m’en faisait la demande. C’était un peu du «bricolage» mais cela a rendu service à plusieurs personnes.
L'importance des langues dans une société d'accueil évolue selon les événements et les flux migratoires. Ainsi, l'albanais est une langue très importante en Suisse, l'italien aussi, pas seulement parce que c'est une langue nationale. La plupart des réfugiés syriens qui arrivent en Suisse ont séjourné en Italie. L’italien est presque une deuxième langue pour eux et cela fait donc sens de l’intégrer dans mes livres!
Depuis le début, on me demande du tamoul et du tigrinia. Mais, à un certain moment, il faut se restreindre, avant tout pour des raisons de lisibilité. On ne peut pas non plus mettre 30 langues dans un même livre. Dans un format numérique (sur une tablette, où vous cliquez pour choisir votre langue, par exemple), vous n’avez pas ce problème-là. Mais le livre numérique n’est pas la spécialité de Migrilude, je laisse à d’autres le soin de s’en charger.

Les fruits quelle Salade
Un abécédaire fruité et multilingue ! (© Migrilude)

Un élément qui saute aux yeux lorsqu’on observe vos imagiers, c’est qu’ils sont illustrés de manière relativement figurative. Est-ce une condition nécessaire lorsqu’on s’adresse à des lecteurs d’aires culturelles très variées?
C’est une question complexe! Pour la première édition de Bon appétit Suzy, par exemple, nous avons rencontré un problème avec une illustration. Pour la machine à café, Anne Lefebvre avait décidé de dessiner une cafetière italienne un brin fantaisiste (qui «faisait penser à» mais qui n’était pas la reproduction stricto sensu de l’objet). J’ai reçu des critiques à ce sujet.
Plusieurs pédagogues m’ont expliqué que, pour que l’enfant s’y retrouve, un imagier doit être une exacte représentation de la réalité. Je n’étais pas tout à fait d’accord. Selon moi, on pouvait faire rêver, on pouvait développer l’imaginaire et la poésie. Mais avant de développer cela chez l'enfant, il est vrai qu'il doit faire le lien entre le mot, le son et la chose. Il faut donc qu'il y ait congruence. J’ai donc entendu la leçon et, pour la réédition, nous avons opté pour une cafetière plus représentative de la réalité.
Sauf que, la réalité culturelle en France et en Europe n’est pas la même qu’ailleurs dans le monde! L’égouttoir, par exemple, n’existe pas en Chine. Que faire alors dans le cas de mon imagier? Est-ce que je devais décider de ne pas nommer l’objet? La traductrice m’a dit que la langue chinoise permettait d’inventer le mot. Si on peut créer le mot, on crée aussi la réalité, le possible. J’ai donc inclus une traduction chinoise pour l’égouttoir.
Il en va de même avec le tablier. Nous avons fait le choix de reproduire un tablier «européen». Mais il en existe de très différents dans d’autres parties du monde. Ainsi, en Inde, les dames, lorsqu'elles sont en cuisine, portent une robe longue qui fait davantage penser à une chemise de nuit.
C’est difficile de représenter la diversité culturelle par un seul dessin! Aurions-nous dû montrer plusieurs types de tabliers? En même temps, le propos est à visée intégrative. «Dans cet imagier, on vous présente la réalité de votre pays d’accueil»: voici le message que transmettent les livres de Migrilude. C’est un parti pris, il pourrait y en avoir d’autres...

A côté de vos livres destinés à la jeunesse, vous publiez également des ouvrages qui s’adressent aux adultes. Je pense notamment à Le plurilinguisme en questions. Ce livre est à la fois sérieux et ludique, puisqu’il propose un contenu documentaire sous la forme d’un abécédaire-quizz. Comment est-il né?
Il existe un précédent ouvrage sur le même principe, Comme Q et chemise, centré sur les expressions idiomatiques. Le plurilinguisme en question était un projet qui me tenait à cœur depuis longtemps. Pendant mon Master recherche, en interrogeant les acteurs de l’enseignement, je me suis rendu compte qu’on confondait souvent les concepts de langue et langage et que la notion de plurilinguisme n’était pas forcément claire. J’ai donc décidé de faire un abécédaire en reprenant les mots-clés issus de ma recherche, pour lesquels je voyais qu’il y avait des ambiguïtés ou des idées préconçues. Le but n’était pas faire quelque chose de guindé, mais d’avoir un regard décalé et un peu humoristique sur le sujet (tout en traitant de questions très sérieuses).

Le plurilinguisme en questions
«Le plurilinguisme en questions» : un livre pour apprendre en s'amusant (© Migrilude)

Si on va à la lettre G du Plurilinguisme en questions, on tombe sur le concept de glottophilie. Il s’agit d’une tendance, chez certaines personnes, à apprendre toutes sortes de langues. Êtes-vous glottophile? Y a-t-il une langue que vous ne maîtrisez pas encore et que vous rêveriez d’apprendre?
J'essaie d’apprendre l’hébreu biblique. Mais, par manque de temps, je progresse très lentement. C’est une langue très compliquée car elle ne note pas les voyelles. Si vous ne savez pas la voyelle qu’il faut mettre à tel ou tel endroit, vous ne parvenez pas à lire le mot. Les massorètes ont créé des tas de signes diacritiques en dessous des lettres pour indiquer quelle voyelle utiliser. En plus d’être fascinant, l’hébreu est important à mes yeux car il s’agit d’une langue-mère. J’avais entrepris un DU (diplôme universitaire) d’hébreu biblique, mais je crois que je vais me contenter de faire la calligraphie hébraïque... Je travaille d’ailleurs sur un abécédaire sur ce sujet.
Evidemment, il y a d’autres langues qui m’intéressent, comme l’arabe, le russe (que j’ai appris au lycée et à l’université mais que je n’ai pas eu l'occasion pratiquer), le grec ou encore l’albanais. Je ne fais pas partie de ces personnes capables de maîtriser 20 langues et je n’aurai évidemment pas assez d’une vie pour les connaître toutes!

Le très beau Techniques d’artistes pour livres d’enfants d’Anne Lefebvre propose de nombreuses activités créatives à réaliser avec des enfants. Mais ce peut également être un outil très utile aux acteurs du livre jeunesse pour apprendre et reconnaître les différentes techniques d’illustration (le pochoir, l’aplat découpé, le monotype, etc.). Était-ce là un des objectifs de cet ouvrage?
Pas du tout… Mais c’est cela qui est merveilleux: on fait un livre avec un état d’esprit puis, selon les lecteurs qu’il rencontre, il devient tout autre chose. Techniques d’artistes pour livres d’enfants entend valoriser le travail d’Anne Lefevbre. C’est une artiste très complète, à la créativité phénoménale. Elle est illustratrice, mais également photographe (elle a récemment exposé à Lisbonne), céramiste... Cela fait 30 ans qu’elle crée avec des enfants. Elle a réalisé plusieurs livres d’artistes avec eux: quelques exemples figurent dans les dernières pages de Techniques d’artistes pour livres d’enfants. Cela montre qu’on peut vraiment faire des choses fabuleuses avec les enfants. Ils sont tellement spontanés, tellement poreux qu’ils réalisent souvent des créations impressionnantes.
Je dois dire que j’adore le livre d’artiste. Au départ, c’est ce que je voulais faire. Je choisis souvent des illustrateurs qui ont tendance à frôler une démarche artistique. Cela me permet de concilier mon amour du livre d’artiste et ma passion du plurilinguisme.

Techniques d'artistes pour livres d'enfants
Un livre créatif et récréatif (© Mirgrilude)

Quels sont vos projets en cours?
En 2020 paraîtra Youlia, un album pratiquement sans texte d’une jeune artiste russe. Le livre parle d’immigration et les personnages sont des animaux (on suit une famille de tortues). Les illustrations, réalisées au crayon à papier, sont très délicates. J’ai vraiment craqué pour ce projet!
Parfois, lors de formations, je présente Youlia et l’histoire touche énormément les gens, surtout les migrants à qui elle fait particulièrement écho.

Votre maison d’édition fêtera ses 15 ans en 2021. Qu’est-ce qu’on peut souhaiter à Migrilude pour les années à venir?
On peut lui souhaiter davantage de fluidité: j’aimerais pouvoir poursuivre mes collections plus facilement. L’idéal serait que des illustrateurs arrivent avec des projets qui s’inscrivent dans des collections déjà existantes. Je ne suis pas réticente aux idées novatrices et il m’arrive d’accepter des projets complétement différents. Mais alors, c’est reparti pour une nouvelle aventure. Lorsqu’un titre est hors collection c’est plus compliqué de le mettre en avant, de lui donner une visibilité.
On peut également souhaiter à Migrilude, comme à la société de manière générale, plus d’ouverture à la différence. Je travaille cette ouverture à la différence par l’intermédiaire des langues, mais, pour d’autres éditeurs, cela passe par la thématique du handicap ou de la famille, par exemple.
Troisième vœux, et là j’y vais à fond: on peut souhaiter à Migrilude plus de ventes et un chiffre d’affaire qui me permettrait de générer un salaire et d’embaucher des gens. Ce serait parfait!


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