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Mais de quelle image parle-t-on ?

(ou le plaisir pervers de ne pas se comprendre)

Claude Lapointe
14 septembre 2009


Plus d’un quiproquo vient de perceptions différentes d’un même sujet.

Pour l’illustration, il y a vraiment matière à ne pas se comprendre, ou à discuter sans fin avec chacun de bonnes raisons d’avoir raison.




J’ai cherché, pour l’un des cours d’illustration, à répertorier toutes les images produites par une seule et même idée, différentes dans leur technique, leur approche, leur lecture, leur analyse. En posant comme évidence qu’une image mentale produite par la lecture d’une illustration est une image à part entière dès lors qu’elle est lue à travers des critères particuliers.

J’ai envisagé les images de l’auteur, de l’illustrateur, des techniciens, des lecteurs, des critiques...

J’ai été pris de vertige devant leur nombre, et j’ai été étonné de constater que ces images ne sont pas définies ni par un mot ni par un adjectif.

Sans aller jusqu’à faire une étude poussée, plutôt porté par la curiosité et l’amusement, j’ai repéré les images rencontrées depuis l’émergence d’une idée jusqu’à la lecture, jusqu’aux lectures plus exactement.

Et j’ai choisi un exemple pour que ce propos ne reste pas trop abstrait : Une illustration de «La Sorcière et le Commissaire» de Gripari.

L’illustration correspond à l’interrogatoire de la sorcière par le commissaire.

1ère image La première image est celle de l’auteur. Celle que Gripari a eu en tête. Comme une petite vidéo, plus ou moins précise, selon l’importance de cette scène pour lui. Je n’ai pas demandé à Gripari si ses personnages étaient précis ou flous.

Mais j’ai posé la question à des auteurs. Leurs réponses balaient un champ très large, de portraits précis à des formes vagues impressionnistes, expressionnistes...

2ème image la 2ème image passe dans les mots de Gripari. Elle est inscrite dans le texte :

Alors les gens de mon quartier se sont mis en colère. Ils ont pris la sorcière et l’ont menée chez le commissaire. Et le commissaire lui a demandé :

«Sorcière, sorcière, qu’as-tu dans ton jardin ?»

«Dans mon jardin? a dit la sorcière. Je n’ai rien

d’extraordinaire!

j’ai du persil

et des radis.

J’ai des carottes

et de l’échalote.

J’ai des fleurs,

des choux-fleurs

et des pois de senteur...»



Le dialogue continue sur quelques pages.

Il y a, fondue dans le texte, une matière à image.

Tant que le texte existera, il portera l’image, mais seulement pour ceux qui lisent la langue française. Pour les autres, la clé qui mène à l’image est absente.

3ème image Le texte est donné à l’illustrateur. A la première lecture lui apparaît « une image de premier lecteur », classique, non contrôlée, selon son interprétation.

4ème image Dans la plupart des cas, en bon professionnel, l’illustrateur refusera cette image première au profit d’une image plus recherchée, plus innovante, plus étonnante, une image qui va se construire dans son cerveau.

Qui a l’avantage et le défaut de porter toutes les promesses d’une image rêvée.

5ème image On peut mentionner ici le crayonné, somme des recherches. C’est l’esquisse, la première image concrète sur laquelle peut s’engager la discussion entre l’illustrateur, l’auteur, la maison d’édition...

6ème image  Illustration réalisée.

Elle va synthétiser, matérialiser, arrêter, bloquer toutes les images précédentes.

Elle va fixer l’image dans un style, une direction, une éthique, une esthétique, une approche narrative.

Cette image qui jusqu’ici, n’a existé que virtuellement va enfin se matérialiser sur une feuille ou sur un écran. La précision de l’image mentale de l’illustrateur, plus ou moins grande, la qualité de sa main, habile ou malhabile, son style, réaliste ou non, son besoin esthétique, le support, les outils vont tous jouer leur

rôle pour finaliser l’illustration.

Cette cinquième image est l’original.

Ici l’image précise les personnages, leurs expression, leur attitude, que Gripari -qui ne les avait pas vus comme cela- a joyeusement acceptés.




7ème image Celle de l’éditeur.

L’image lui apparaît sous plusieurs angles. D’abord sous celui de l’adaptation au récit et à ce qui a été
conclu avec l’illustrateur sur le plan narratif et graphique, et aussi, plus en recul, sous celui de sa qualité d’« image de marque » de la maison d’édition, de sa politique graphique.

8ème image Celle du directeur artistique.

Le DA voit une image selon ses critères esthétiques, graphiques, plastiques mêlés

aux critères narratifs et éditoriaux, dans une proportion variable selon chacun d’eux.

Le phénomène de mode vient interférer plus ou moins fortement dans son appréciation de l’image.

9ème image Celle du représentant de la sphère commerciale, quand son jugement est sollicité.

Son évaluation, en dehors bien sûr de son avis personnel, est surtout basée sur les réussites antérieures, bonnes ventes, bon accueil du public. Il peut opposer ainsi au regard esthétique et plastique son approche du terrain...

10ème image C’est l’image de l’illustration originale, scannée, visible sur écran. Le graphiste en charge de ce travail va juger l’image dans sa fidélité à l’original. Mais il va opérer

quelques modifications. Essentiellement de format.

A cet endroit se situe pourtant un conflit possible entre l’illustrateur et le studio graphique qui peut se permettre -c’est tellement facile et tentant!- de «corriger», de changer une couleur, une proportion ... en oubliant de prévenir l’illustrateur !

Se pose ici le problème : un original est-il intouchable ou est-il améliorable par la numérisation? Je crois que cela dépend vraiment des qualités de l’illustration.

On ne peut pas toucher à un original d’Etienne Délessert, mais on peut le faire pour améliorer narrativement certaines de mes illustrations, si je suis d’accord...

11ème image L’imprimé
C’est l’image devenue concrète, imprimée, reliée, reproduite à des milliers d’exemplaires. Par rapport à l’original et au scanner, l’illustration va être conditionnée par le support, les encres, le budget accordé à l’impression et à la reliure. On ne prend pas en compte l’image imprimée et l’original de la même façon, sachant qu’il y a des milliers d’images semblables.

L’imprimeur, le relieur, devant l’image, vont évaluer si leur travail est le meilleur possible dans l’enveloppe technique qu’ils ont dû gérer.

12èmes images L’image lue. L’illustration a atteint son objectif : elle est là, concrètement entre les mains des lecteurs. En chaque lecteur, elle vit différemment, sur les mêmes bases bien sûr. Elle est animée, interprétée, « corrigée », recadrée.

Chaque lecteur crée ce que l’image ne montre pas : le mouvement, le bruit, le son, l’espace, le rythme…se l’approprie donc en partie. Il y a autant de 12ème images que de lecteurs, mais elles restent toutes des images qui montrent, qui racontent la même histoire...

13èmes images La lecture des spécialistes. À ces lectures tout à fait « normales » s’ajoutent, il ne faut pas les oublier, les lectures professionnelles, intéressées, les analyses... les lectures de ceux qui cherchent ce que raconte l’image hors du récit, ce qui dans l’image va infirmer ou confirmer leur position, leur éthique, leur savoir...

L’image du sociologue

L’image du psychologue

L’image du psychothérapeute

L’image du critique d’art

L’image du sémiologue

L’image du pédagogue

L’image du spécialiste de la littérature de jeunesse





Si toutes ces lectures pouvaient se croiser, s’écouter, se respecter, nous aurions de belles avancées dans le domaine de l’image, surtout dans celui de l’image narrative, pour laquelle les critères d’évaluation restent assez en surface. J’ai connu, à propos d’une même illustration, bien des affrontements. J’ai toujours eu ce petit dessin en tête en observant des conflits. Une façon de s’amuser des avis péremptoires.

Je me dis aussi que, finalement, on se plaît à avoir un jugement différent, plus encore: contradictoire avec celui qui est en face. Quel plaisir de pouvoir s’écrier «Cette image est nulle!» dans un cercle qui vient de la trouver superbe, ou l’inverse...

Je me suis rendu compte après cette petite recherche qu’il me manquait d’un vocabulaire adapté. J’y vois là un retard sur la connaissance de l’image narrative.

Si déjà, nous donnions notre grille d’analyse, notre filtre personnel avant de donner notre appréciation, nous aurions probablement une connaissance plus grande sur les nombreuse facettes de l’image.

A moins que le plaisir de surprendre par un jugement inattendu ne soit encore le plus fort.