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Instantané d'Amérique

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Etienne Delessert
30 mars 2009

J’aimerais peindre une image de la littérature pour la jeunesse aux Etats-Unis par petites touches, précises et brutes. Je vais être très partisan, car je ne m’intéresse qu’aux albums. La floraison récente de textes destinés aux adolescents mérite une étude séparée.




Mes amis Sendak et Macaulay pourraient tenir des propos semblables aux miens, Sendak en particulier, qui confiait récemment au New York Times: « Je déteste ces films que l’on fait à partir de livres pour enfants, et je déteste la plupart des livres pour enfants ! Tout cela est vulgaire, tout cela ressemble à Madonna. La raison de pareille débauche ? L’argent. Seules des personnes sérieusement malades ou parfaitement stupides peuvent les aimer ».



Des souris, des lapins, des souris...

On
n’est pas là pour peaufiner des poèmes, on est là pour faire du fric, et satisfaire les actionnaires anonymes qui réclament des résultats quatre fois par an. Pas de profit, et la machine coupe des têtes. Aussi sec. Avec une dureté dans les rapports de travail qui remonte aux pionniers. C’est aussi la loi des grands studios d’Hollywood : on ne va pas dépenser de l’argent pour lancer un prototype dont on ne connaît pas la trajectoire, et surtout ne parlons pas de demi-teinte mélancolique : ce que l’Amérique du film réussit parfaitement, ce sont des épisodes de 24 Heures, en une chorégraphie exquise d’action violente.


Les albums subissent aujourd’hui les mêmes lois du marché. Des auteurs peuvent avoir de
brefs succès qui leur assurent des années de tranquillité financière, mais pas
un seul de ces livres n’a d’autre critère que celui du divertissement, posant
ainsi une question essentielle sur la manière dont les nouvelles générations
voient le monde, et sur le manque cruel de créativité de l’édition de ce pays.
Tous les livres ont le même sujet, ou presque : ils examinent les rapports
familiaux quotidiens avec des souris, des lapins, des cochons, des pigeons, des
souris, des lapins…

Le
paysage éditorial américain n’est pas au beau fixe. Houghton Mifflin, maison de
Boston ancienne et fort respectée, a annoncé, il y a trois mois, que plus aucun
manuscrit ne serait accepté, pour une longue période : ils venaient
d’absorber un autre grand éditeur, Harcourt Brace, avec le désir évident de
monopoliser le marché scolaire, puisque ces deux maisons d’édition y jouent déjà
un rôle important. Complètement endetté, Houghton ressemble maintenant à un
pauvre boa qui ne sait comment digérer un éléphant coriace, et les vrais
editors, c’est-à-dire les directeurs de collections qui décident normalement
des acquisitions de projets, ont été mis à la porte. Lorsque leur salaire était
élevé, ils ont été remplacés par une nouvelle vague de fouines venues du
marketing, qui n’ont souvent qu’une idée assez vague de la création littéraire.
On efface ainsi toute la mémoire, et la respectabilité d’une maison d’édition.




Panique chez les grands éditeurs
L’idée même de cultiver le fonds est altérée par les nouvelles méthodes, qui ne
considèrent plus la valeur intrinsèque d’un livre, mais seulement le chiffre de
ses ventes. Très vite, au-dessous d’un certain score, on bazarde en soldes,
quand on ne brûle pas.
Ces mœurs brutales se retrouvent partout aujourd’hui sur le marché du travail de l’édition
américaine : nombre de grandes maisons ont annoncé, de Simon and Shuster à
Harper Collins et au groupe MacMillan, dont dépend Farrar, Straus et Giroux, que
de sombres coupes étaient faites, en commençant par les responsables de
département jeunesse (Rubin Pfeffer chez Simon, Mélanie Kroupa chez Farrar,
Walter Lorraine chez Houghton.)

Et Arthur Levine, de Scholastic, qui eut le coup de chance, à la Foire de Bologne,
de tomber sur le manuscrit du premier Harry Potter et d’entrer ainsi dans la
légende, ne choisit pas les quinze ou vingt albums qu’il publie chaque année
uniquement parce qu’il est séduit par l’originalité d’un projet. Mais bien après
s’être enquis, auprès de Barnes & Noble, la chaîne de librairies
toute-puissante (genre Fnac), du tirage des ouvrages précédents des auteurs et
illustrateurs : on passe par un code, acquis par abonnement auprès de
Nielsen. Et on « sait » ainsi ce qu’est un bon livre… Il me l’a dit
lors d’un symposium que nous présentions avec David Macaulay à la Société des
Illustrateurs de New York. Cela explique probablement la médiocrité des titres
publiés par Levine, qui est pourtant un ange doré sur tranche de la littérature
pour la jeunesse. Je n’ai, ces dernières années, été touché que par un seul de
ses livres, The Arrival (2007), une belle histoire d’immigrant, écrite et illustrée en noir et blanc par Shaun Tan, à mi-chemin entre l’album et ce que l’on appelle ici le graphic novel. Le seul avantage de cette façon de partir à la recherche des tirages est que cela favorise probablement un nouveau venu, celui qui présente son premier
livre...


De plus, bien des auteurs ne jouent avec une idée que s’ils pensent pouvoir
convaincre l’editor et le directeur artistique que le premier tirage sera d’au moins 25’000 exemplaires. D’où le syndrome d’autocensure commerciale.




Des propriétaires anonymes

Au fil des ans, les maisons d’édition ont été avalées par plus gros qu’elles, dans
une orgie de regroupements qui ont pour résultat que les vrais propriétaires
finissent souvent par être des investisseurs qui ne voient jamais les livres que
l’on publie en leur nom. Il n’existe pas aux USA de toutes petites cellules
d’édition indépendantes comme celles qui fleurissent en France. Elles sont
remplacées par des imprints, cellules éditoriales qui
portent alors le nom d’un directeur de collection respecté, qui finira bien
vite, à de rares exceptions près, par réaliser que le poids d’inertie de la
maison mère écrase toute velléité d’originalité. C’est la règle, absolue :
de nos jours, même les interlocuteurs les plus ouverts ne peuvent prendre de
décision avant d’avoir reçu le verdict du marketing ! Plus de passion, rien
que des suppositions de tirages, inspirées par la comparaison avec d’autres
livres du même genre, parus auparavant.


En Amérique, on « entre en édition » avec de bonnes idées, avec le désir
de publier des livres différents, qui amuseront et poseront de vraies questions à
un jeune public. Quelques années plus tard, on ressemble à une chauve-souris
affolée, égarée dans les labyrinthes des grandes
compagnies.


Et, en ces jours de crise financière globale, les imprimeurs n’ont plus de travail que pour deux semaines, ils licencient à tour de bras, réduisent les horaires à trente
heures par semaine. Même les plus grands, qui n’imaginaient pas s’abaisser à
imprimer pour l’édition, et qui vous le faisaient bien sentir par des prix si
élevés qu’ils expédiaient la majorité des albums soignés en Italie ou en Chine,
en viennent maintenant à supplier les éditeurs de leur donner du
travail.

Enfin l’exemple ne venait pas d’en-haut : George Bush, dont l’épouse fut
pourtant bibliothécaire, déclarait récemment que le livre favori de son enfance
était The Hungry Caterpillar d’Eric Carle, alors que cet ouvrage a en fait été publié alors qu’il avait 23 ans.


Et l’exemple est important : 25% du marché américain de livres pour enfants se
trouve dans les bibliothèques publiques et celles des écoles. Obsédée par
l’idéologie de « ne pas laisser un seul enfant en arrière »,
l’administration qui vient de quitter le pouvoir consacrait beaucoup d’argent à
ce programme de tests plutôt qu’à financer l’achat de livres pour les
bibliothèques scolaires.


Une simple histoire d’immigrant
Tout cela peint un tableau plutôt sombre. Or un des seuls débouchés ouverts pour un
illustrateur aux USA reste le domaine du livre pour enfants. Tous les autres
marchés ont pratiquement disparu. Et l’on publie encore des milliers et des
milliers d’ouvrages. Lentement une vague de livres documentaires efface les
créations dites de fiction. Mais il y a donc encore du travail, à condition de
savoir courber l’échine. Comme le dirait Darwin, pour subsister, il faut bien
commencer quelque part.

Il est peut-être bon de parler de ma propre expérience : je suis venu aux Etats-Unis la première fois en 1965 après avoir travaillé plus de trois ans à Paris, comme graphiste tout d’abord, puis aussi comme illustrateur pour des magazines. J’avais envie de raconter des histoires, et à défaut de mise en scène de cinéma, il y avait les albums pour
enfants. Je connaissais parfaitement l’univers d’André François, en particulier
l’admirable mise en image de la Lettre des Iles Baladar de Jacques Prévert. Robert
Delpire était bel et bien le seul éditeur en France de livres pour enfants profondément originaux, mais il ne publiait qu’un album tous les deux ans :
C’est le Bouquet d’Alain le Foll et Claude Roy, ou la version française de Max et les Maximonstres de Sendak. Il me semblait qu’il n’y avait pas de place alors pour un débutant (je lui ai dit récemment en riant que c’est lui qui m’avait envoyé en Amérique!...) J’ai donc pensé qu’il fallait aller voir ailleurs si l’herbe avait une autre couleur. Une simple et naïve histoire d’immigrant.


Je l’ai écrit dans un numéro récent de La Revue des
Livres pour Enfants
de la BNF, il y avait alors à Paris, rue de l’Opéra, une librairie portant l’enseigne de Brentano’s. On y trouvait toute la presse anglo-saxonne et américaine, Punch et The New Yorker, des livres pour adultes et quelques livres pour enfants. C’était le seul endroit, dans les années 60, où découvrir des ouvrages en version originale anglaise. Il n’y avait encore que peu de traductions (et pas de coéditions). Nul ne prenait garde alors à la production venue d’outre-Atlantique.


Enfant, j’avais adoré les dessins de Rojankowsky pour Scaf le phoque et Michka, parus dans les Albums du Père Castor de Paul Faucher, mais cet univers graphique ne m’intéressait plus guère. L’Ecole des loisirs n’existait pas, Jean-Olivier Héron et Pierre Marchand n’avaient pas encore rencontré Christian Gallimard.




Un rêve de 1965

C’est donc chez Brentano’s que
j’ai découvert les tout premiers livres de Tomi Ungerer, les Mellops, Crictor, Emile ou Rufus, dont l’humour caustique me parut alors bien supérieur à ses Trois Brigands. Et aussi son féroce Underground Sketchbook. Des livres de Sendak aussi, en particulier sa Nutshell Library minuscule et les dessins naïfs de A hole is to Dig de Ruth Krauss. J’y ai trouvé surtout Orestes or the Art of Smiling, fable tendre et baroque, sur 72 pages de large format, écrite et illustrée par Domenico Gnoli, qui mourut d’ailleurs peu après. Ce livre est pour moi l’un des plus beaux jamais parus.


Mes visites à la rue de l’Opéra m’imprégnaient du sentiment tenace que je n’aurais
aucune chance de publier un premier livre en France ou en Suisse. Il me fallait
partir aux Etats-Unis, recommencer à zéro, sans parler une phrase d’anglais. Je
voulais m’impliquer dans un tourbillon d’idées nouvelles, décapantes et
violentes. Je pensais que l’immensité du pays garantissait tout naturellement la
production d’innombrables livres.

Arrivé à New York, je commis d’abord la folie d’envoyer balader la fameuse ogresse Ursula Nordstrom, éditrice des meilleurs : elle m’avait demandé, pour un premier livre, de réaliser la séparation manuelle des couleurs (comme elle l’avait obtenu de Sendak, d’Ungerer et de bien d’autres artistes de New York), alors que je voulais une pleine couleur en quadri... Et pourtant Ursula avait une immense qualité : elle faisait ses propres choix (car on fichait à l’époque la paix aux quelques dames qui, à l’arrière-boutique, constituaient le département pour la jeunesse. Mais les livres ainsi publiés finirent par rapporter de l’argent, et ce fut la fin d’une époque de joyeuse création vigoureuse). Ursula Nordstrom suivait aussi jalousement un auteur pendant des années, lui donnant assez de travail pour le faire vivre. Et surtout elle savait comment faire évoluer le talent d’un artiste, en lui proposant des livres qui l’obligent à progresser dans sa voie propre.


Aujourd’hui il n’y a aucune fidélité, ni d’un côté, ni de l’autre.
Ainsi je dus attendre un an et demi pour rencontrer Harlin Quist, Don Quichotte au grand
charme et filou de première, comme je le découvrirais deux ans plus tard.

Pourtant, au début, Eleonore Schmid, Rick Schreiter, gargantuesque rêveur, Stanley Mack et quelques auteurs publiés par Quist, formaient une petite équipe très soudée, unie par un esprit que je n’ai retrouvé que dix ans plus tard, avec mes amis de Gallimard et les
Beccaria de Bayard Presse. Nous nous rendions visite constamment, persuadés que
nous renverserions les murailles et transformerions le monde des livres pour
enfants. Plus de livres-doudou ! Mais, en compagnie des Wild Things et de Moon Man, des ouvrages poseurs de questions profondes et sensibles. Des ouvrages propres à vous emporter dans les mondes parallèles de l’imaginaire, et qui soient le miroir de notre
temps.




La fête est finie
Il faut dire que l’époque portait à une création vivante. De 1955 à 1975 le tumulte d’une société en rapide évolution et la contestation publique des décisions d’un gouvernement qui s’embourbait au Vietnam, tout cela permettait de croire que l’on pouvait penser différemment, et qu’il fallait proposer à l’enfant un monde qui ne soit pas celui dans lequel il vit tous les jours, dans sa famille et à l’école. On posait des questions, on pouvait le faire avec tendresse, avec impertinence aussi. Par ces albums on s’adressait aux jeunes enfants à un moment de leur vie où il n’y a ni règles, ni lois, à une époque où ils ne savent pas encore ce que les adultes attendent d’eux.

Et les thèmes de certaines fables étaient assez profonds, certaines images assez
belles et fortes pour que des adultes, des parents achètent ces livres aussi pour eux-mêmes, ouvrant ainsi une brèche dans le compartimentage de catégories bien établies : c’était une « littérature en couleur » d’un ton nouveau. Le programme de TV Sesame Street et ses Muppets déchaînées furent le reflet très gai de cette effervescence.


Lentement les chocs culturels furent absorbés, et l’énorme machine se mit en marche, qui ne recherchait plus l’exception, mais une commune mesure qui assure les profits. On ne publiait plus des titres uniques et originaux, mais des séries portées par des personnages
assez flasques pour refléter des sentiments mous et commerciaux. Plus de poèmes, pas de prototypes et, comme lentement s’effaçait l’esprit d’originalité, dans les maisons d’édition puis dans le grand public, on en est venu à favoriser les documentaires, la non-fiction. De nos jours, pour les albums, la saison de la chasse à la fiction est ouverte.


Il n’y a pas aux USA d’équivalent des petites maisons d’édition francophones non conformistes comme Le Sourire qui Mord et Etre de Christian Bruel, ou comme Actes Sud, Panama, La Joie de Lire, MeMo, ou encore le secteur jeunesse des Editions du Rouergue tel que l’a créé Olivier Douzou, pour mettre « du poivre sur la pizza ». Je ne viens pas souvent en France, mais je suis alors surpris de la vivacité de la production : les livres partent dans tous les sens, souvent ils ne se plient pas à cette discipline, à cette fine cuisine qui fait un vrai bon livre – comme une grande chanson. Mais il y a là des trouvailles graphiques, et une passion, une émotion du discours qui vous enchantent, dans des mises en page innovatrices. En France la nouvelle génération d’artistes a complètement absorbé la BD, remonte facilement à ses sources, et passe du livre à l’animation digitale. Par des expositions – et le site Ricochet-jeunes, bien sûr – il faudra que cette jeune volée réalise aussi l’importance historique, l’admirable travail
des « anciens », comme Samivel, Lapointe, Dumas, Besson, Claveloux et Lemoine.


Alors de ce riche terreau naîtront des chefs-d’œuvre.


Quelques lauriers...

Aux Etats-Unis la bande dessinée sophistiquée, que l’on appelle graphic
novel
, en est à ses débuts. Son drapeau est porté haut par Art Spiegelman (l’auteur de
Maus) et son épouse Françoise Mouly. Depuis des années, ils se battent pour introduire un genre littéraire nouveau, qui pour l’instant s’adresse à des adolescents et des adultes. Ils ont réussi à ce que plusieurs éditeurs présentent timidement quelques titres sur leurs listes. Mais Spiegelman et Mouly ont, à mon sens, commis une grave erreur
tactique : ils ont carrément ignoré la production européenne de ces quarante dernières années, pour pouvoir proclamer la « naissance » d’un nouvel art typiquement américain. Dans le grand public, personne ne connaît la richesse narrative et les images magnifiques des ouvrages publiés en Europe. Seuls Astérix et Tintin…


Suivant l’idéologie de Bush and Co, qui voulaient que l’Amérique soit la source unique d’information et de divertissement, les promoteurs des graphic novels
effacent systématiquement, dans leurs essais et présentations critiques, des créations dont certaines pourraient fort bien traverser l’Atlantique.


Que reste-t-il donc qui vaille la peine d’être loué ? Un roman graphique, L’Invention d’Hugo Cabret de Brian Selznick, publié en 2007, est un gros volume en noir et blanc, et si les dessins sont assez maladroits, il se dégage une originalité certaine de ce long récit qui fut honoré de la médaille Caldecott, et donc assuré d’un tirage considérable. Le prix Caldecott est l’équivalent du Goncourt pour la jeunesse.
Décerné chaque année par l’American Library Association à un album américain pour la qualité de ses dessins – alors qu’un texte est récompensé par le prix Newberry – il attire l’attention d’un large public. Et comme les éditeurs savent des mois à l’avance quels seront les bibliothécaires qui feront partie du jury, ils peuvent ainsi facilement influencer ce jury de façon plus ou moins subtile. Et le résultat est que, depuis vingt ans, rares sont les livres qui ont mérité le Caldecott. De plus, et c’est une question essentielle, est-il correct d’accorder tant de pouvoir à un jury fait exclusivement de
bibliothécaires ? Ne pourrait-on panacher avec quelques artistes consacrés ? Le prix pour 2009 vient d’être décerné à Beth Krommes, pour The house in the Night. Et je lis dans le Library Journal : « C’est vraiment le livre que l’on va choisir pour endormir son enfant... » Dit comme le compliment suprême.




Du côté de la critique

La même question pourrait être posée pour le jury qui choisit en novembre, dans les pages du Book Review du New York Times, les dix albums qui devraient être les meilleurs de l’année. Composé de trois personnes, dont deux bibliothécaires, ce jury aligne d’année en année des choix absolument désarmants. Et comme le Times a passé d’une
page hebdomadaire de critiques à une page chaque mois, et que la responsable de
cette page n’a aucune ligne directrice ni aucun courage, le public est donc largement desservi par tant incompétence


La « bonne » critique de livres pour la jeunesse n’existe pour ainsi dire pas aux USA. Il y a bien quelques revues professionnelles. Publishers Weekly ne s’intéresse qu’au potentiel commercial d’un ouvrage et aux crises financières subies par les éditeurs. Le Library Journal publie régulièrement des critiques éclairées, mais qui n’encouragent pas une création originale, et ne sont lues que par les bibliothécaires, jamais par le large public.


Il y aussi le Horn Book, dont l’avis est souvent respecté, mais qui n’atteint qu’un public confidentiel, tout comme Cricket. Le Washington Post, le Los
Angeles Times
et le Boston Globe publient occasionnellement des critiques d’albums.


Enfin, peu de critiques ont une large audience. Leonard Marcus, lui, écrit chaque mois une chronique dans Parenting depuis 1987. Il donne de nombreuses conférences, on peut l’entendre sur la National Public Radio et sur ABC TV, il écrit pour le New York
Times
et le Washington Post, et est l’auteur de plusieurs livres « historiques » : une évocation d’Ursula Nordstrom, une autre de Margaret Wise Brown, l’histoire des Golden Books ou encore récemment un portrait des éditeurs de livres pour enfants depuis les origines. Ses livres sont minutieusement documentés, mais il ne consacre aucun essai aux tendances actuelles des albums, et il ignore presque tout de ce qui se passe en Europe. Ses chroniques décrivent les ouvrages, ont rarement un point de vue original. Il n’est de loin pas un découvreur.




Du côté des créateurs
Au fil des ans quelques créateurs ont su prendre la relève de Sendak (qui n’a plus fait un
livre important depuis vingt ans), de Tomi Ungerer (dont le souvenir a, hélas, disparu aux USA, mais l’éditeur anglais Phaidon entreprend de ressortir une vingtaine de ses titres) ou du Dr Seuss qui, lui, reste très présent dans la mémoire collective.
Il est bien difficile de faire des choix. Voici les miens. Lorsque j’ai débarqué à New
York voici quarante ans, j’habitais dans les librairies. Et, en fin d’année, j’avais acheté six livres. Je vais beaucoup moins dans les librairies, et la production actuelle de livres est immense : je ne trouve toujours par année que six albums à ma convenance.

David Macaulay (Cathedral, The Way Things Work, Mosque) reste à mes yeux le plus
original des auteurs complets de non-fiction ; il sait nous montrer le monde, et le pourquoi des choses – et ses rares fictions sont désopilantes. Chris Van Allburg m’a étonné avec ses tout premiers livres, Jumanji et le Polar Express, puis a passé bien trop de temps à écrire des scénarios pour des films qui n’ont pas vu le
jour.
J’ai aimé Lane Smith, alors qu’il cravachait à travers les pages du Stinky
Cheese Man
et de The True Story of the 3 Little Pigs,
mis en page par Molly Leach. Peter Sìs, avec Tibet. Enfin j’aimerais citer Jerry Pinkney pour les images admirables de The Old African, de Julius Lester : il y décrit l’histoire magique d’un vieil homme qui ramène son peuple sur le
continent d’où ils sont partis, en ouvrant la mer comme dans la Bible.


Et il reste bien sûr Creative Editions, dont mon épouse Rita Marshall est la directrice de création. J’observe avec amusement le tango (à trois heures d’avion) qu’elle a engagé il y a vingt ans avec l’éditeur Tom Peterson, qui en est aussi le propriétaire. Ils sont seuls à prendre les décisions d’une petite maison familiale créée voici soixante-quinze ans par un grand-père qui fabriquait des tampons encreurs à l’usage des écoles. Creative publie cent vingt titres par an, la plupart sont des séries documentaires très variées pour le
marché des bibliothèques scolaires, et qu’on ne peut donc voir en librairie.
Mais aussi une dizaine d’albums inspirés, somptueusement conçus et écrits, illustrés par Roberto Innocenti, Georges Lemoine, Monique Felix, John Thompson, Gary Kelley, Gregory Manchess, R.O Blechman ou Marshall Arisman.

N’oublions pas que Creative – Rita – furent les éditeurs, en 1983 et 1984 d’une fameuse
série de vingt contes classiques, en coédition avec Grasset, qui révélèrent les
interprétations très personnelles de Sarah Moon, Topor, Edelman ou Tardi.
Creative est le plus européen des éditeurs américains et m’a, avec une belle constance,
surpris d’année en année. Et je mets la barre assez haut ! Si l’on
suggérait aux plus grands éditeurs de ce pays de choisir les vingt albums dont
ils sont fiers depuis une vingtaine d’années, les livres de Creative seraient à
la meilleure place.
La politique financière de cette petite maison est d’une rigueur spartiate, même
s’il leur est parfois difficile de bien couvrir le réseau des librairies et que
les deux grandes chaînes refusent souvent des ouvrages de cette originalité (!).
Mais on peut espérer que les éditeurs de cette taille et de cette qualité
d’inspiration survivront, eux, dans la tourmente qui
s’annonce.



Cet article vient de paraître dans la revue suisse Parole
www.JM-AROLE.CH

Lausannois d’origine, Etienne Delessert vit depuis plus de 20 ans aux USA. Peintre, graphiste, éditeur, auteur, illustrateur et créateur de dessins animés, il a fait partie de cette avant-garde d’artistes engagés qui contribuèrent au renouvellement de l'esthétique et de l’esprit du livre de jeunesse. Il a récemment pris présidence du Centre International d’Etudes en Littérature 
de Jeunesse de Charleville-Mézières, et donc la responsabilité du site Ricochet-jeunes.org