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En vers et pour tous: huit éditeurs de poésie «jeunesse»

Quand littérature jeunesse rime avec poésie 4

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Cécile Cachelin et Damien Tornincasa
17 mai 2023

Secteur de niche au sein du marché éditorial jeunesse, la poésie est très souvent portée par des acteurs et actrices enthousiastes et passionné·e·s. Dans les lignes qui suivent, nous avons souhaité mettre en avant le travail de huit maisons d’édition qui font figure d’excellents ambassadeurs de ce genre littéraire. Et, comme la poésie est souvent une affaire de voix, c’est un article polyphonique que l’on vous propose. Nous sommes allés à la rencontre d’éditrices, éditeurs et responsables de collections qui s’engagent au quotidien pour accompagner les plus jeunes sur les sentiers merveilleux et étonnants de la poésie. Cheminerez-vous aussi à leurs côtés?


1. Les éditions Bruno Doucey

Fondée en 2010 par Bruno Doucey (qui lui a donné son nom) et Murielle Szac, cette maison d’édition parisienne a pour ambition d’«ouvrir la poésie au plus grand nombre». La force de son catalogue? La diversité! Poètes chevronnés ou débutants, plumes francophones ou étrangères, recueils, anthologies, textes à destination de la jeunesse: il y en a pour tous les âges et tous les goûts!

Le point de vue de Murielle Szac, directrice de la collection Poés’histoires

Quelle est votre vision de la poésie «jeunesse»?
Les enfants ont autant besoin que les adultes d’une poésie qui les aide à comprendre et penser le monde dans sa complexité, qui leur permette d’élucider les questions qu’ils se posent et de mettre des mots sur leurs émotions, leurs doutes, leurs peurs et leurs joies. Bref, d’une poésie qui les éclaire sur eux-mêmes et sur les autres, et pas seulement de jeux sur les mots, les sonorités et la ronde des saisons, des fleurettes et des petits lapins… Pourquoi existerait-il une poésie pour les enfants? Lorsque vous entrez dans un musée de peinture, demandez-vous où se trouvent les Van Gogh ou les Monet pour les enfants? Il n’y a pas de poésie pour les enfants, il y a juste une poésie dont les vibrations peuvent rejoindre et toucher les enfants en profondeur. C’est celle-ci que nous souhaitons offrir aux plus jeunes. Loin de la mièvrerie, ou de la condescendance. S’il est faux de prétendre que tous les enfants sont poètes – encore un cliché! –, il est vrai que tous les enfants peuvent être sensibles à un poème. Du moment que celui-ci entre en résonnance avec sa petite musique intérieure. Nous concevons la poésie comme une résistance, dans tous les sens du terme, y compris celui de ce petit filament qui permet aux ampoules électriques de s’illuminer.

Quelles sont les spécificités de votre collection de poésie jeunesse et comment s’articule-t-elle au sein de votre catalogue?
La collection est née de notre désir d’offrir aux jeunes la même expérience poétique qu’aux adultes, d’où sa définition: «Poés’histoires, quand la poésie prend les enfants au sérieux». Chaque recueil de 64 pages est construit comme un court-métrage, conçu par deux artistes: un poète (bien souvent déjà présent dans notre catalogue à destination des adultes) et un illustrateur. Les poèmes mis bout à bout se lisent comme une histoire, ou plutôt des histoires, et proposent un chemin à travers le monde et la vie. Les images en doubles-pages courent en parallèle des poèmes à l’intérieur du livre, et racontent le petit film que le plasticien a visualisé en lisant les poèmes. Les illustrateurs ont comme point commun un univers réaliste et poétique avec des cadrages très «cinéma». Leurs images en bichromie sont bordées de noir pour montrer qu’elles s’inscrivent dans une suite narrative au fil des pages. À la fin du livre, les auteurs évoquent leur première rencontre avec la poésie. Histoire de montrer aux lecteurs que les poètes sont bien vivants et de notre temps!
Depuis la création de notre maison d’édition, nous avons dû combattre de nombreux clichés pour défendre la poésie pour les adultes et la faire sortir d’un petit cercle d’initiés. Pour la poésie jeunesse, les clichés à combattre sont également nombreux. Mais Poés’histoires est la preuve que ces clichés disparaissent aussitôt que l’on traite l’enfant-lecteur avec le respect qu’on lui doit, en lui offrant des poèmes et des images qui le nourrissent en profondeur et l’aident à grandir. Nous sentons également l’urgence de former les lecteurs de poèmes de demain. C’est aussi l’ambition de cette nouvelle collection! Le fait que l’un des ouvrages (Immenses sont leurs ailes) ait reçu le prestigieux Prix Bologna Ragazzi de poésie en 2022 nous encourage dans cette voie.

Le choix de Ricochet

Le voyageur sans voyage, de Pierre Cendors et Sophie Lécuyer, Bruno Doucey, 2023
Poésie, dès 9 ans

Chaque soir, «quelques minutes avant la tombée de la nuit», un train bleu, recouvert de glace, traverse une petite gare sans jamais s’y arrêter. D’où vient-il? Quelle est sa destination? Qui le conduit? A-t-il des passagers? Et si c’était un train de rêve(s)?
Avec sa mise en pages soignée et très aérée, ses mots choisis avec soin et délicatesse et ses magnifiques illustrations d’un bleu profond (réalisées grâce au procédé du cyanotype), cet ouvrage invite les jeunes (et moins jeunes) lecteur·rice·s à un voyage mystérieux et onirique. Splendide!

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Couverture et image intérieure de «Le voyageur sans voyage» (© Bruno Doucey)

Immenses sont leurs ailes, de Muriel Szac et Nathalie Novi, Bruno Doucey, 2021
Poésie, dès 9 ans

Haïssam et sa jeune sœur Hala viennent de Syrie. Muriel Szac, du bout de sa plume habile et affûtée, nous raconte leur histoire, en trois temps. L’insouciance, tout d’abord, lorsque «le soleil / ne frappait pas / avant d’entrer dans la maison». Le quotidien est alors synonyme de jeux, de chants, de parfums délicieux (citron, cannelle, cumin…) qui font frétiller les narines et saliver les bouches, d’histoires qu’on s’invente et de mille petits bonheurs qu’on partage en famille. Puis, l’horizon s’assombrit, la guerre éclate: les bombes, la peur qui s’invite sans frapper, la joie qui s’évapore et rend les cœurs secs et tristes. Il faut alors partir, «prendre la mer / comme on prend ses jambes à son cou / son courage à deux mains», dans l’espoir de trouver un ailleurs meilleur.
Les mots de l’autrice font mouche et nous touchent au plus profond (jusqu’à faire couler une larme ou deux…). Quant aux illustrations (de très beaux portraits d’enfants migrants réalisés par Nathalie Novi), elles nous rappellent que le récit de Haïssam et Hala n’en est qu’un parmi tant d’autres et nous invitent à porter une plus grande attention à ceux et celles qui nous entourent. Un grand coup de cœur pour cet ouvrage!

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Couverture et image intérieure de «Immenses sont leurs ailes» (© Bruno Doucey)

2. Centre de Créations pour l’Enfance

Le Centre de Créations pour l’Enfance est une association qui a vu le jour en 1960 à Tinqueux dans le but de favoriser l’accès aux pratiques artistiques au plus grand nombre. Elle propose notamment des ateliers artistiques (arts visuels, arts de la scène, musique…), des expositions à louer, des spectacles ou encore un festival de poésie. L’association mène également une activité éditoriale puisqu’elle publie la revue de poésie jeunesse Gustave Junior ainsi que la collection de livres Petit va!.

Le point de vue de Pierre Soletti, responsable de la collection Petit va!

Quelle est votre vision de la poésie «jeunesse»?
Pour moi, la poésie est la poésie. Qu’elle soit dans les livres ou qu’elle en dépasse (graffitis, performances, etc.). La poésie est une respiration, un chemin contenu dans les mots, les images qu’elle provoque ou convoque, et c’est le lecteur qui fait son propre cheminement en découvrant le poème, personne ne fait le même chemin avec le même poème.
Un jour, un enfant m’a dit: «La poésie, c’est comme un jour à vélo, on avance sans savoir où on va, et on arrive».
Il y a une part d’inconnu, même pour celui qui écrit. Il y a une jubilation à ne pas comprendre du premier coup. La poésie ne doit pas perdre de vue la poésie, qu’elle soit destinée aux enfants ou aux grands, elle doit questionner, s’inventer, ne pas ronronner, c’est essentiel. Ne pas s’endormir. Et le jeune lecteur ne s’y trompe pas, il aime les expérimentations et s’étonne de découvrir son absolue liberté. À l’heure où les balises satellitaires nous indiquent au centimètre près où nous nous trouvons, la poésie reste un espace intérieur contournant tous les enfermements. C’est de l’air libre à portée de tous.

Quelles sont les spécificités de votre collection de poésie jeunesse comment s’articule-t-elle au sein de votre catalogue?
Petit va! est une collection de poésie contemporaine pour la jeunesse qui interroge le monde et son temps, les gens et leurs rapports à l’ordre établi. Une collection tendre, bien qu’assez éloignée des clichés clinquants et colorés qu’on accroche trop souvent aux devantures des idées reçues. Il s’agit d’une collection en noir et blanc pour voir la vie de toutes les couleurs. Chaque ouvrage est unique et indépendant, il n’y a pas une ligne unilatérale, il n’y a que des petits sentiers chez nous. Les petits et grands enfants qui les empruntent ne savent pas d’avance où cela mène.
Ce que je demande aux auteurs, c’est que ce soit «leur» poésie, car notre souhait est de donner à voir un panorama de la poésie contemporaine aux enfants, qu’ils découvrent à chaque livre un style propre, une recherche. Non pas du temps perdu, mais du temps gagné à se perdre pour mieux se retrouver.

Le choix de Ricochet

Rage dedans, de Rascal, Centre de Créations pour l’Enfance, 2017
Poésie, dès 9 ans

De petit format, tout en noir et blanc, l’ouvrage propose une entrée originale vers un univers poétique, décalé et vertigineux. Les mots s’étalent sur les pages, ou tombent dessus. L’impression d’aléatoire, de magique, touche alors sa cible: l’émotion du lecteur. Le «toutattaché» prend sens, les dessins inspirent, l’imaginaire est pixélisé et invite nécessairement le jeune lecteur à la réflexion ou à la rêverie.
Parfois, texte et image se répondent. Parfois, ils s’opposent ou se percutent. Le lecteur, jeune ou adulte, a alors toute liberté d’interprétation, laissée par l’auteur, qui propose, suggère, et n’impose jamais. Ces pages, on a presque envie de les séparer de la spirale qui les relie et de les coller les unes à côté des autres, dans un ordre choisi ou aléatoire, afin d’en saisir plus encore la richesse et la diversité. Les jeux de mots ont alors bien leur place, celle qu’ils semblent s’être choisie, et les déclarations comme «tu me manques énorméphant» se savourent à chaque lecture. Voici un ouvrage, court et intensément riche, pour un voyage poétique au cœur des sens et de l’amour.

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«Rage dedans» (© Centre de Créations pour l’Enfance)

3. Cheyne éditeur

Cheyne éditeur est une maison d’édition spécialisée dans la poésie contemporaine, co-fondée en 1980 par Jean-François Manier et Martine Mellinette. L’indépendance est au cœur de son fonctionnement, puisqu’elle maîtrise toute la chaîne de création d’un ouvrage: du choix du manuscrit à la diffusion/distribution en passant par la fabrication, dans son imprimerie. Cheyne propose également de nombreuses lectures publiques.

Le point de vue d’Elsa Pallot, directrice de la collection Poèmes pour grandir

Quelle est votre vision de la poésie «jeunesse»?
Comment apprécier, adulte, ce que nous n’avons que trop rarement eu le loisir de goûter enfant? Voilà tout l’enjeu de la poésie «jeunesse»: donner à lire de la poésie contemporaine dès le plus jeune âge, et au plus grand nombre, pour familiariser l’enfant avec ce genre littéraire souvent marginalisé et qui souffre de nombreux a priori. C’est ainsi, je crois, que peut s’éveiller et se construire le goût de lire la poésie.
Et qui dit poésie «jeunesse» ne veut pas dire «poésie au rabais» ou poésie rigolote et mièvre. Il est important que le jeune lecteur soit pris au sérieux. Pour moi, la poésie «jeunesse» doit, à travers des œuvres poétiques exigeantes adaptées à l’appétit littéraire des jeunes lecteurs, proposer la rencontre singulière de voix poétiques et ouvrir sur l’inconnu du monde, éveiller aux sens multiples de la réalité.

Quelles sont les spécificités de votre collection de poésie jeunesse et comment s’articule-t-elle au sein de votre catalogue?
Jusque dans les années quatre-vingts il y avait, hormis quelques anthologies, peu d’ouverture à la poésie contemporaine dans la production éditoriale destinée à la jeunesse. C’est à la suite de ce triste constat qu’est née à Cheyne, en cohérence avec le reste du catalogue, l’idée de la collection Poèmes pour grandir. Initiée en 1985, la collection se veut un éveil à la création poétique contemporaine en donnant à lire des textes permettant d’entrer en poésie. Mais l’ambition des Poèmes pour grandir ne s’arrête pas là: nous voulons proposer aux lecteurs une vraie littérature de création. On ne trouvera dans la collection ni anthologies, ni textes de commande, mais bien une poésie de création, libre et ancrée dans le présent, un travail sur la langue et un regard particulier porté sur soi et sur le monde. Les thèmes abordés sont comme des chemins de traverse dans le territoire de la poésie, et les questions soulevées sont celles de tous, à tous les âges de la vie, à travers une parole qui questionne, qui doute, qui s’étonne et résiste. Il ne s’agit donc pas d’imposer la poésie, mais bien d’inviter, avec toute la délicatesse nécessaire, à la rencontre du poème; sans renoncer toutefois, parce qu’on s’adresse à des enfants, à l’incessant questionnement, à l’énigme et à l’intériorité de la poésie.
La collection Poèmes pour grandir tient également à tisser des liens étroits entre textes et images. Pour chaque livre, nous avons à cœur de créer une rencontre entre le texte retenu pour publication et un artiste. La démarche graphique soutenue par la collection relève peu de l’illustration qui cherche à clarifier le texte, le répéter ou le raconter, mais plutôt d’un pas de côté, d’une mise en images, une sorte de carnet de voyage dans l’univers du poème, pour en accompagner la lecture et laisser une place plus large à l’imagination. L’image apparaît comme une ponctuation, elle donne au poème l’espace de liberté dont il a besoin pour que l’énergie circule sur la page et que la parole respire.
Les Poèmes pour grandir offrent donc une véritable entrée en poésie en invitant le jeune lecteur à établir, à la mesure de son imagination, de ses émotions et de ses interprétations, son propre parcours dans la poésie d’aujourd’hui.

Le choix de Ricochet

Regards fauves, de Tania Tchénio et Anne Leloup, Cheyne éditeur, 2019
Poésie, dès 14 ans

Férocité des regards, des paroles, des actes – du quotidien dans une cour d’école. Ce récit en vers libres évoque le harcèlement scolaire avec force et finesse. À hauteur d’adolescent, on y découvre la violence banale des harceleurs, la détresse profonde de ceux qui la subissent et le désintérêt des adultes face à cette jungle juvénile qu’ils sous-estiment, mais aussi l’espoir d’une résilience naissante. L’écriture abrupte nous prend aux tripes et les illustrations traduisent habilement l’oscillation permanente entre violence et fragilité qui est au cœur du récit.

Poèmes arrondis: petite fabrique de poésie au hasard des rues, d’Olivier Demigné et Antoine Corbineau, Cheyne éditeur, 2018
Poésie, dès 6 ans

Dans ses Poèmes arrondis, Olivier Demigné entreprend une évocation à la fois ludique et sérieuse de la ville de Paris. Chaque poème est formé par des slogans repérés dans les rues de 20 arrondissements parisiens, triés et agencés pour former une unité. Nés de cette contrainte féconde, les 20 poèmes du recueil renvoient une image frappante de la société actuelle: injonctions, peurs, obsessions toutes sont pointées du doigt avec humour par le poète. Mais Olivier Demigné nous invite également à ouvrir nos yeux et à observer autour de nous tous ces mots qui nous accompagnent quotidiennement, pour nous les approprier et jouer avec eux. Cet ouvrage est donc avant tout une initiation à la pratique de la poésie. Alors: à vos plumes!

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«Regards fauves» et «Poèmes arrondis: petite fabrique de poésie au hasard des rues» (© Cheyne éditeur)

4. Les éditions La courte échelle

Fondée en 1978 par l’écrivain Bertrand Gauthier, la maison d’édition La courte échelle est l’une des pionnières dans le domaine de la littérature jeunesse au Québec et promeut la littérature québécoise contemporaine. Son riche catalogue, qui couvre toutes les tranches d’âge, est remarquable par sa diversité: on y trouve des albums, des documentaires, des romans jeunesse et pour ados, mais aussi des bandes dessinées et de la poésie. Sur son site internet, elle propose également du matériel pédagogique pour accompagner certains ouvrages.

Le point de vue de Carole Tremblay, éditrice

Quelle est votre vision de la poésie «jeunesse» et comment votre collection de poésie jeunesse s’articule-t-elle au sein de votre catalogue?
La poésie jeunesse que nous souhaitons proposer aux jeunes est un reflet de celle qui se développe actuellement pour les adultes au Québec, c’est-à-dire des textes accessibles, portés par une certaine oralité, avec un ancrage narratif ou une thématique forte qui sert de fil rouge et permet de mieux décoder les images poétiques. Des textes loin des structures classiques rimées, libres dans leurs formes, qui utilisent la langue de manière créative pour exprimer émotions et réflexions sur des thèmes actuels.
Ce souci d’offrir des livres qui sont à la fois à hauteur d’enfants et en phase avec le monde actuel guide l’ensemble de nos publications.

Le choix de Ricochet

Le plancher de la lune, de Jean-Christophe Réhel, La courte échelle, 2023
Poésie, dès 9 ans

Un livre magnifique, qui nous plonge dans le quotidien d’un jeune garçon dyslexique, à l’école, chez lui et… sur la lune! En effet, par la force de l’imagination, le narrateur vagabonde souvent sur cet astre, en quête de liberté et de simplicité, hors des mots alambiqués à l’orthographe insaisissable. Mais cet ouvrage donne surtout à voir une autre conception des mots, plus foisonnante: chaque mot génère des associations et des histoires dans l’esprit du petit garçon. Ici, les troubles de l’apprentissage ne riment pas avec la détestation du langage, mais bien avec sa célébration! Un message d’espoir tout en réalisme, porté par une langue simple et créative, qui nous ouvre, par la poésie, au vaste monde de la neurodiversité.

La pluie des autres, de Daphné B., La courte échelle, 2022
Poésie, dès 13 ans

«Peut-être»: un des mots les plus présents dans La pluie des autres. Parce que la narratrice se cherche et questionne monde qui l’entoure dans ce qu’il a de plus difficile et de plus complexe la maladie, la maltraitance, la mort, l’amour, l’amitié. Tout commence par l’absence d’une nouvelle voisine, hospitalisée pour un trouble alimentaire. Très vite, les deux jeunes filles nouent une relation, que n’aura de cesse de sonder la narratrice, qui subit également la maltraitance de sa mère. Le langage bouleversant de beauté et de justesse nous emmène, sans édulcoration, au cœur de l’expérience adolescente. Un livre passerelle qui s’adresse autant aux ados qu’aux adultes désireux de les comprendre et de les accompagner.

comme si j’étais tombée
sur un coquillage
intact

la spirale tellement parfaite
qu’elle me fait croire
en dieu

je deviens ton amie

et une amie comme toi
je n’en avais jamais eue

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«Le plancher de la lune» et «La pluie des autres» (© La courte échelle)

5. Les éditions de l’Isatis

Fondées en 2003 au Canada, les éditions de l’Isatis sont dédiées à la littérature jeunesse. Elles publient des albums, des romans graphiques, des documentaires et des biographies autour de thèmes philosophiques, historiques et sociétaux. Depuis sa création, la maison d’édition imprime tous ses livres au Canada, et ses collections sont destinées à un lectorat allant des tout-petits aux jeunes dès 12 ans.

Le point de vue d’Angèle Delaunois, éditrice

Quelle est votre vision de la poésie «jeunesse»?
La poésie fait partie de notre vie de tous les jours. Il faut cependant apprendre à la voir, à l’entendre, à l’apprécier. Les enfants sont particulièrement sensibles à la musique des mots et comprennent très vite les rimes, les images et les tournures de phrases qui sont souvent usitées dans la poésie. Selon notre expérience, les jeunes lecteurs sont curieux, enjoués ou émerveillés lorsqu’on leur présente des textes poétiques. Beaucoup d’entre eux retiennent très vite les textes et ont beaucoup de plaisir à les répéter. Bien entendu, il faut adapter les textes au lectorat visé. La poésie ne sera pas la même si l’on s’adresse à des enfants de 3 à 6 ans, 6 à 10 ans ou à des préadolescents plus âgés. Rien n’empêche cependant d’être audacieux et de faire des propositions qui sortent de l’ordinaire. 

Quelles sont les spécificités de vos collections de poésie jeunesse et comment s’articulent-elles au sein de votre catalogue? 
Lorsque nous publions un recueil de poésie, nous privilégions une thématique qui sera développée dans l’entièreté du livre (ex.: le calendrier, le lit, une couleur, un jardin, le soir, les voix du monde, etc.). Dans notre collection Clin d’œil (lectorat de 3 à 6 ans), nous mélangeons allègrement les genres en présentant ce que nous appelons des mini-docus poétiques s’articulant autour d’un thème et proposant des textes rimés (Mon amie la lune, Les amis, Petits pas dans le sable, etc.). Un joli défi joyeusement relevé par nos auteurs et nos illustrateurs qui doivent créer un décor aux mots.
Dans notre collection
Griff qui s’adresse à des jeunes (11 ans et plus), la poésie proposée est plus brute. Là encore, les textes sont articulés autour d’une thématique précise, mais les auteurs concernés proposent librement leurs idées poétiques. C’est alors plutôt le contexte et la présentation générale qui appartiennent à la poésie. Les rimes y sont moins présentes et les textes sont plus corsés, plus libres, car les idées exprimées sont plus complexes (Entre le lapin et le renard, Le poids des seins, C’est quoi l’amour?, etc.).
Publier de la poésie en littérature de jeunesse représente toujours un défi. Ce ne sont pas les livres les plus populaires, car ils sont plus exigeants. Ils nécessitent presque toujours, principalement pour les plus jeunes, un «passeur» qui va savoir les faire valoir et aimer.

Le choix de Ricochet

Les amis, de Paule Brière et Amélie Montplaisir, éditions de l’Isatis, 2021
Album-poésie, dès 3 ans

Un album tout doux qui fait l’éloge de la diversité en amitié. Au fil de la lecture, on découvre des enfants, un peu différents les uns des autres, qui jouent et rient ensemble. L’ouvrage porte ainsi à la fois sur la diversité et la différence, mais également sur la fraternité, car ce qui compte c’est qu’«on est surtout semblables en dedans. On a tous envie, on a toutes besoin de s’aimer et de s’amuser!». Le texte en vers, aux rimes abondantes, dialogue également avec les nombreuses onomatopées qui ponctuent les illustrations, favorisant ainsi une lecture oralisée pleine de vitalité. Les illustrations au crayon de couleur, qui peignent les moments de jeu avec tendresse et délicatesse, raviront les lecteurs par leurs détails.

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Couverture et image intérieure de «Les amis» (© éditions de l’Isatis)

Plic Ploc!, de Roxane Turcotte et Julien Castanié, éditions de l’Isatis, 2018
Album-poésie, dès 2 ans

Un album parfait pour initier les tout-petits au monde de l’eau et à la poésie. Chaque double-page évoque l’eau sous des formes différentes – pluie, pleurs, vapeur, neige, jus de fruits ou encore salive – à l’aide de vers simples, qui font la part belle aux rimes et aux jeux de sonorités. Les illustrations au graphisme épuré et aux couleurs acidulées nous font suivre, page après page, une petite grenouille rouge qui attendrira petits et grands.

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Couverture et image intérieure de «Plic Ploc!» (© éditions de l’Isatis)

6. Les éditions Motus

Les éditions Motus ont été fondées en 1988 par François David. Proposant d’abord de la poésie pour adultes, elles se sont peu à peu orientées vers la littérature pour la jeunesse. Même si elles se consacrent aujourd’hui principalement à ce secteur, la poésie reste au cœur de leur travail, notamment à travers la collection Pommes Pirates Papillons, qui lui est totalement dédiée. Les maîtres-mots chez Motus sont «créativité» et «diversité», et une attention particulière est portée au dialogue entre textes et images. Proposant des livres, des livres-objets et des albums originaux, la maison d’édition sort souvent des sentiers battus et repousse les limites de la création pour surprendre et faire rêver les lecteurs.

Le point de vue de François David, directeur de la collection Pommes Pirates Papillons

Quelle est votre vision de la poésie «jeunesse»?
Les éditions Motus, au tout début, ne publiaient que de la poésie destinée aux adultes. Ensuite, elles se sont consacrées aux jeunes lecteurs, mais en demandant aux poètes qu’elles publiaient s’ils voulaient écrire pour la jeunesse. Et certains d’entre eux (par exemple Michel Besnier) sont connus aujourd’hui autant pour leurs recueils de poésie jeunesse que pour leurs autres ouvrages. Mais l’exigence sur la forme ne veut pas dire hermétisme, bien au contraire. Et nous n’oublions pas que les jeunes lecteurs ne peuvent avoir la culture, toutes les références et la connaissance du sens des mots des adultes. En revanche, nous ne publions pas de recueils où l’on sentirait trop qu’ils sont directement conçus et prévus bien spécifiquement pour les enfants, ni de poésie rimée. C’est un équilibre subtil à trouver. Et c’est respecter, justement, le jeune lecteur que de lui proposer des textes à la langue vive et inspirée.

Quelles sont les spécificités de votre collection de poésie jeunesse et comment s’articule-t-elle au sein de votre catalogue?
Les titres de la collection Pommes Pirates Papillons (avec la triple allitération en P en hommage à Baudelaire et ses Petits Poèmes en Prose) sont riches d’humour, d’émotion et d’émerveillement. Outre le plaisir des mots, il y a aussi les illustrations créées pour les poèmes et l’on veille qu’elles soient en fine correspondance avec le texte, sans jamais, là non plus, surligner ni cultiver la redondance. La poésie des images répond à celle du texte pour le vrai plaisir des enfants, qui aiment particulièrement la poésie et y sont tellement ouverts.
Plusieurs titres, même s’ils ne figurent pas dans la collection Pommes Pirates Papillons, proposent aussi des poèmes (notamment Le rire des cascades d’Alain Boudet, Le petit cul tout blanc du lièvre de Thierry Cazals, ou le livre-objet Le jeu de la bonne aventure de David Dumortier). Et les albums, même s’ils développent une histoire, sont toujours soutenus par une écriture poétique. Certains sont d’ailleurs écrits par des poètes, ce qui contribue à leur grand charme. La poésie est ainsi, à tous les sens, au cœur de Motus.

Le choix de Ricochet

Le sous-marin de papier, de Werner Lambersy et Aude Léonard, Motus, 2017
Poésie, dès 6 ans

S’adonnant pour la première fois à l’écriture poétique pour la jeunesse, Werner Lambersy, poète majeur de la littérature francophone, s’adresse avec brio aux enfants de tout âge. S’installant avec facilité dans ce monde enfantin où se superposent réalité et imaginaire, il évoque à chaque page une expérience du quotidien, dont ses vers réussissent à capturer l’essence, invitant l’enfant à s’éveiller à son monde intérieur et au monde qui l’entoure. Les illustrations d’Aude Léonard forment à elles seules des poèmes visuels aux registres multiples. En écho au texte, la technique du montage photographique permet d’explorer le mélange entre réalisme et imaginaire, tandis que le choix de la photographie en noir et blanc rend le message du recueil universel et atemporel. De toute beauté!

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Couverture et image intérieure de «Le sous-marin de papier» (© Motus)

7. Les éditions Le port a jauni

Fondées en 2001, les éditions Le port a jauni sont basées à Marseille. Spécialisées en littérature jeunesse, elles proposent des albums et des recueils de poésie bilingues, en français et en arabe. Traduction et poésie sont au cœur des ouvrages édités, conçus comme des passerelles, d’une langue à l’autre et d’un monde à l’autre. Certains livres sont disponibles en version sonore, sur le site internet de la maison d’édition, pour accompagner la lecture.

Le point de vue de Mathilde Chèvre, fondatrice et directrice de la maison d’édition

Quelle est votre vision de la poésie «jeunesse»?
La poésie jeunesse… Qu’est-ce que c’est… «C’est un petit silence qui grelotte et qui rêve qu’on lui offre... un pyjama. Un mot chaud et douillet afin qu’il n’ait plus froid, qu’il cesse de trembler. C’est étrange tout ça... C’est étrange n’est-ce pas? Un silence tremblé?». Je pourrais vous répondre par cette poésie d’Édith Azam que nous avons publiée récemment dans les Poèmes en peluches. Ou par un Roubaiyat bizarre-bizarre de Salah Jahine se promenant dans les rues du Caire, où il a vu «un bébé sur l’épaule de sa mère, il pleure, elle le berce, il pleure, elle le serre sur son cœur, il pleure, elle dit: “Mais parle! mon petit! celui qui se tait, plus grande est sa douleur ”». Je pourrais, au petit jour, vous traduire «bonjour» en arabe, qui se dit «matin de bonheur, matin de lumière, matin de miel et de jasmin»… La poésie est sans fin, dans les rues, dans les mots, au quotidien. Jeunesse ou vieillesse, la poésie est pour moi une vaste prairie parfumée où l’on ne cesse de se promener.

Quelles sont les spécificités de vos collections de poésie jeunesse et comment s’articulent-elles au sein de votre catalogue?
Le port a jauni publie essentiellement de la poésie illustrée, et quelques albums. Tous nos livres sont bilingues, en français et en arabe. Les recueils de poèmes ressemblent à des carnets d’écolier, à un cahier intime aux bords arrondis. Parfois écrite en arabe, la poésie est traduite en français, et inversement. Parfois lu dans le sens français, le carnet se lit de gauche à droite, et inversement. Ainsi, chaque livre se lit dans les deux sens, avec deux couvertures comme deux portes d’entrées. La double langue et le double sens de lecture, les deux écritures ensemble, l’écho entre poème et illustration sont autant d’invitations à la création par le lecteur, au déplacement de soi et au voyage… en poésie.

Le choix de Ricochet

Poèmes de roches et de brumes, de Carl Norac et Arno Célérier, Le port a jauni, 2018
Poésie, dès 6 ans

Jean Cocteau a écrit: «Un poème est une tentative de nous ouvrir les yeux pour voir ce qu'on ne regarde plus». C’est ainsi que, dans ce recueil, les paysages de roches et de brumes s’animent sous la plume de Carl Norac, qui ne s’arrête pas à leur aridité de façade. Ses vers ludiques explorent le contraste entre légèreté et pesanteur, tout comme les illustrations colorées d’Arno Célérier. Hymne vivifiant à la nature, ce magnifique ouvrage est aussi une invitation à la contemplation et au voyage.

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Couverture et image intérieure de «Poèmes de roches et de brumes» (© Le port a jauni)

Sauvage, de Layla Zarqa et Salah Elmour, Le port a jauni, 2022
Poésie, dès 6 ans

Un ouvrage à la conception doublement originale! En partant des illustrations de Salah Elmour, Layla Zarqa explore la polysémie de l’arabe dans un texte où, par le jeu des associations sémantiques, la sauvagerie du fauve côtoie la solitude et les plaisirs culinaires. Un tissage d’images, de mots et de sens, axé sur des sensations et des sentiments que l’on redécouvre avec un regard nouveau. Une expérience de lecture qui enchantera tous les curieux, amoureux des mots et des langues.

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Couverture et image intérieure de «Sauvage» (© Le port a jauni)

8. Les éditions Seghers

Fondée par Pierre Seghers, la maison d’édition éponyme voit le jour sous l’Occupation et est rachetée en 1969 par Robert Laffont. Elle se spécialise dans la poésie (collection Poètes d’aujourd’hui) et la chanson (collection Poésie et chansons). La collection jeunesse naît en 2004 et compte aujourd’hui une vingtaine de titres, dont certains de poésie.

Le point de vue d’Anne Dieusaert, directrice littéraire

Quelle est votre vision de la poésie «jeunesse»?
Avec Seghers Jeunesse, nous œuvrons pour une poésie «décloisonnée». La poésie reste notre fer de lance, mais nous souhaitons aller vers plus d’hybridité entre les genres, sans dénaturer le projet de Pierre Seghers. Nous avons ainsi lancé en 2022 la série Sol & Rémi, en partenariat avec Universal Music Editions, dont l’ambition est de faire découvrir les compositeurs classiques auprès des enfants. C’est une collection qui va au-delà des genres que peuvent être la poésie, le roman, le documentaire. On retrouve dans ces titres l’esprit de Seghers: une très belle écriture, des jeux sur le langage, beaucoup de fantaisie et de générosité…

Quelles sont les spécificités de votre collection de poésie jeunesse et comment s’articule-t-elle au sein de votre catalogue?
Au moment de la création de Seghers Jeunesse, il y avait dans le fonds des titres incontournables, notamment ceux de la collection Volubile, parus du temps de Paul Fournel, membre de l’Oulipo. Ces livres continuaient à se vendre, mais la collection était chère et à cheval entre le public adulte et le public jeunesse. Bruno Doucey, le directeur de l’époque, avait souhaité la transformer en collection à destination des classes et des enseignants. Seghers Jeunesse est donc né en 2004 sous la forme d’une petite collection de poche au tarif abordable. C’est comme cela que Les animaux de tout le monde de Jacques Roubaud, recommandé par l’Éducation nationale, a pu devenir un classique de la poésie du XXe siècle pour les enfants.
Nous proposons aujourd’hui des nouvelles éditions de ces recueils, avec des couvertures très colorées, signées par Julia Wouters et
Donatien Mary, auxquelles nous avons redonné le format «carré» qui caractérisent les éditions Seghers, ainsi que des nouveaux titres avec la série Sol & Rémi. Pour la suite, nous ne nous interdisons rien. Nous soignons chacune de nos productions pour que nos éditions soient belles, intelligentes, durables et ne se démodent pas. Jacques Roubaud a reçu le prix Goncourt de la poésie pour l’ensemble de son œuvre, Le Clézio est lauréat du Nobel… Nous sommes persuadés que ces livres peuvent encore séduire de très nombreux enfants (et leurs parents).

Le choix de Ricochet

La vie ne me fait pas peur = Life Doesn’t Frighten Me, de Maya Angelou et Géraldine Alibeu, Seghers, 2018
Album-poésie, dès 5 ans

Don’t show me frogs and snakes
And listen for my scream,
If I’m afraid at all
It’s only in my dreams.

Ne croyez pas me flanquer la trouille,
Avec des serpents, des grenouilles
Car la peur ne me prend
Qu’en rêve seulement.

Hymne vibrant au courage et à la résilience, le poème Life Doesn’t Frighten Me de Maya Angelou est proposé sous forme d’album bilingue anglais-français par les éditions Seghers. À la brillante traduction de Santiago Artozqui s’ajoute l’élégante interprétation visuelle du texte par l’illustratrice Géraldine Alibeu. Un album de grande qualité, à savourer sans modération (et sans peur!). Il a d’ailleurs remporté – et c’est bien mérité – le Prix poésie des lecteurs Lire et faire lire en 2019.

En vers et pour tous image 11
Couverture et image intérieure de «La vie ne me fait pas peur = Life Doesn’t Frighten Me» (© Seghers)

D’autres éditeurs…

Pour des raisons évidentes de longueur, il n’a pas été possible, dans le présent article, d’évoquer toutes les maisons d’édition qui publient régulièrement des ouvrages de poésie pour la jeunesse. Parmi celles qui n’ont pas été interrogées, nous souhaitons tout de même citer Rue du Monde, qui fait un travail exceptionnel pour la reconnaissance de la poésie jeunesse, mais aussi les éditions du Jasmin, qui promeuvent la découverte des cultures, sans oublier les maisons de plus grande envergure comme Gallimard Jeunesse (notamment la collection Enfance en poésie) ou Seuil Jeunesse.


 Image de vignette: image intérieure de Le voyageur sans voyage (© Bruno Doucey


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